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Sommer, discréditer, réprimer : la violence de la non-violence

Emmanuel Macron, le 22 novembre 2019 à Nesle : « Il vous aura pas échappé que ça fait maintenant quelques mois que, les uns et les autres, parfois inspirés par des logiques politiques politiciennes ou par une vision de la société que je ne partage pas veulent en effet à chaque occasion créer le désordre. Je pense que ça ne doit pas conduire à confondre les combats. Le syndicalisme est important dans notre pays, le droit de manifester aussi, il faut qu’il soit respecté. S’il est respecté il doit se faire dans un cadre, c’est le cadre de la non-violence pour que l’expression des opinions puisse se faire en respectant l’ordre public. Tous ceux qui franchissent cette ligne, au fond, sont des ennemis du droit de manifester et d’exprimer leur opinion. Et je crois que toute formation politique comme toute formation syndicale s’honorerait à exprimer clairement ce distinguo. »[1]


N’est-elle pas étrange, l’histoire de la non-violence ? L’idéal des opprimés est devenu l’injonction des oppresseurs. Mot d’ordre de Thoreau, de Gandhi, de Martin Luther King, la non-violence désormais justifie le déchaînement de la violence : elle est violence elle-même sinon la violence même, « ligne rouge » que le tyran trace avec le sang de ceux qu’il soumet et à qui il refuse le droit à l’affrontement. C’est ce paradoxe d’un idéal cyniquement renversé en son contraire au terme de deux siècles de luttes que décrit savamment le philosophe italien Domenico Losurdo dans un ouvrage particulièrement accessible, La Non-Violence, Une histoire démystifiée, traduit par Marie-Ange Patrizio pour les éditions Delga.


Le problème de la violence


On peut, bien sûr, discuter abstraitement du principe de non-violence et de sa logique interne, mais le véritable tribunal d’une idée, c’est son histoire, et celle de la non-violence a déjà plus de deux siècles. L’idée abstraite s’est déjà frottée au réel, elle a déjà révélé ses paradoxes, elle a déjà éclaté en crises et plongé ses sectateurs dans de terribles dilemmes moraux. Comment poser à la fois qu’une cause est juste, et qu’on ne se battra pas pour elle ?


Toute l’originalité du philosophe italien, récemment décédé et dont les ouvrages seront sans doute parmi les plus étudiés dans les années à venir, est de n’étudier l’idée qu’à la lumière de l’histoire, non pas celle « de l’idée », comme on aime bien le faire dans certains départements universitaires plus soucieux des mots que des choses, mais celle du réel qui l’a mise à l’épreuve depuis la Révolution française jusqu’aux prétendues « révolutions » colorées.


Au milieu du verbiage actuel, Domenico Losurdo fait toujours l’effet d’un retour à la raison, comme l’oiseau qui chante au milieu du brouhaha d’une usine. Et ce qu’il montre, c’est finalement l’histoire d’un malentendu au cours duquel l’idée a révélée ses présupposés, s’est progressivement métamorphosée, retournée en son contraire jusqu’à devenir le moyen de disqualifier toute résistance.

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[ Bref résumé du développement par la rédaction d'ASAV: La non-violence pratiquée dans la réalité était souvent sélective. Par exemple Gandhi s'est rangé du côté de l'Empire britannique pendant les deux guerres mondiales. Elle s'apparente davantage à une tactique dépendant d'un rapport de force plutôt qu'à un véritable idéal, et a l'inconvénient d'entériner le déséquilibre de l'usage de la violence. Elle n'en disqualifie que l'usage disproportionné de la violence en faisant des martyrs des esclaves ou autres opprimés.

L'auteur de l'article s'interroge: "N’y a-t-il pas une charge hypocrite dans l’appel à la non-violence ? Comme si la violence n’était qu’un choix individuel, alors que c’est un état social ?"]

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La « ligne rouge » ?


On le voit, le principe de non-violence s’est retourné en son contraire : stratégie morale d’émancipation des opprimés, elle est devenue une tactique de pouvoir dans les mains des puissants. Bien sûr, le paradoxe n’est peut-être pas si grand. Quand le lion terrible de La Fontaine veut épouser la Bergère, le père de la douce (prudent) exige d’abord que le fauve se lime les dents et les griffes. Et bien sûr,


« Le Lion consent à cela,

Tant son âme était aveuglée !

Sans dents ni griffes le voilà,

Comme place démantelée.

On lâcha sur lui quelques chiens :

Il fit fort peu de résistance. »


L’oppresseur préfère l’opprimé désarmé : les apôtres de la non-violence ont naturellement ralliés tous les tyrans à leur cause.


N’est-ce pas cela que révèlent les jugements si contradictoires portés par les éditocrates français en matière de violence ? Leur condamnation du briseur de vitrine est sans appel, mais la destruction du Yemen sous les coups d’armes françaises ne soulève guère l’indignation. Il est naturel que l’oiseau de proie dévore l’agneau, mais pas que l’agneau se débatte. Ces jugements reflètent-ils autre chose qu’une révérence pour la puissance  la plus brutale ? N’y a-t-il pas même une violence invisible, une violence morale dans ces injonctions à la non-violence, dans cette « ligne rouge » à ne pas franchir pour conserver le droit de défendre son droit ? Si l’on s’en tient aux termes du discours cité en introduction, la violence commence déjà où cesse la simple manifestation : à ce compte, agir, c’est déjà violent. Le plus faible est réduit au rôle de suppliant, sa vie politique à la prière et à l’imploration, libre au chef d’accorder sa grâce ou non.


Qu’est-ce que c’est, agir politiquement ? Faire valoir son droit ? Mais la loi protège la force. Le locataire peut bien être dans son bon droit, il doit d’abord payer son loyer : la loi l’y oblige. Nous perdons années après années tout moyen d’action, nous nous laissons limer les griffes. Même le tribunal, qui reste la manière la plus pacifique de résoudre un conflit, devient inaccessible aux plus faibles incapables de se payer avocats et experts. Que reste-t-il alors ? Manifester ? Ce n’est que produire un symbole, sinon un spectacle : ne saute-t-il pas aux yeux que ce ne sont que des évitements face à une action véritable ? Qui croit sérieusement qu’un flash-mob agit sur le monde ? Alors, la grève ? Le blocage ? Mais le blocage de qui ? Des opprimés, ou des oppresseurs ? Ça gêne qui, une grève du métro ? Le pouvoir se déplace-t-il donc en métro ? Agir, pour l’opprimé, c’est mettre l’oppresseur en demeure de faire face à son iniquité. Quand nous faisons face à des impasses et que nos manifestations se retournent contre nous, le moment n’est-il pas venu de cesser les formules incantatoires, d’identifier les causes susceptibles de produire un effet, et d’organiser rationnellement une action collective ?


Finalement, la non-violence peut-elle servir de « ligne rouge » et de règle de jugement ? On le voit, l’histoire s’est elle-même chargée de rendre le principe confus et inopérant : ses contradictions originelles n’ont fait que se dévoiler au gré des événements analysés par Domenico Losurdo. La violence est-elle vraiment un enjeu politique en soi ? Ceux qu’elle fascine comme ceux qu’elle révulse ne partagent-ils pas la même obsession pour les moyens, le même aveuglement à l’égard des fins, qui garantit par avance l’échec de toute action véritable ? Quand l’enfant est pris par les flammes, le pompier se soucie-t-il de briser la vitre pour le sauver ?


Ces réflexions, de plus en plus difficiles à conduire librement, l’ouvrage de Domenico Losurdo nous permet de leur donner une première forme qui, contrairement à ce que pourrait laisser croire son caractère historique, répond aux préoccupations du moment. C’est même une base fondamentale pour penser notre aptitude à imposer la justice à une classe sociale dans le déni.


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