Silvia Federici est une féministe mondialement connue pour son engagement militant et son travail
de recherche sur les chasses aux sorcières. Son ouvrage majeur, Caliban et la sorcière vient d’être
réédité, mais deux recueils de textes publiés presque consécutivement, Le capitalisme patriarcal
(2019) et La Guerre mondiale contre les femmes (2021), nous permettent d’appréhender une
réflexion théorique aux conséquences économiques largement sous-estimées par les organisations
politiques de gauche.
La chasse aux sorcières
La thèse de Silvia Federici*** soutient que les violences sexistes dont sont victimes les femmes dans
le monde (meurtres, tortures, viols) sont le fruit du développement du capitalisme. Elles répondent
aux intérêts d’une classe dominante patriarcale qui voit dans la femme, détentrice de savoirs
ancestraux et d’une culture collectiviste, une résistance à l’extension de la marchandisation,
notamment la privatisation des terres dans les pays du Sud. Cela se traduit, d’une part, par un
contrôle toujours plus accru de l’état sur leur sexualité et leur capacité de reproduction. Mais, mais
d’autre part, Federici établit un parallèle très clair entre les chasses aux sorcières qui ont ensanglanté
l’Europe du XVe siècle au XVIIIe Siècle, période qui correspond à la naissance du capitalisme primitif,
avec les persécutions que l’on observe récemment en Afrique, en Inde, au Népal et en Papoussie-
Nouvelle-Guinée. Même phénomènes d’enclosure/expropriation, même désagrégations des liens
communautaires, même procès en sorcellerie de la vieille femme pauvre considérée comme stérile
et improductive, même régime de terreur afin de rendre les femmes « asexuées, obéissantes, dociles,
résignées à la soumission au monde masculin, acceptant comme naturelle la relégation à une sphère
d’activité qui se trouve totalement dévaluée sous le capitalisme »*. En cela l’historienne développe
une approche matérialiste du féminisme.
La création de la ménagère à temps plein
Federici, en fine lectrice de Marx, s’appuie sur le théoricien de la valeur travail, pour proposer une
lecture genrée du salariat. Elle montre que les premières lois sur la limitation des heures de travail à
l’usine des femmes et des enfants dissimulent une nouvelle stratégie de classe, celle de l’assignation
de la femme prolétaire au foyer afin d’y produire des travailleurs. « Ce n’est que dans la seconde
moitié du XIXe siècle, après deux décennies de révoltes de la classe ouvrières où le spectre du
communisme a hanté l’Europe, que la classe capitaliste a commencé à investir dans la reproduction
de la force de travail, en même temps que se transformait la forme d’accumulation avec le passage
de l’industrie légère (basée sur le textile) à l’industrie lourde (basée sur le charbon et l’acier) qui
exigeait une discipline de travail plus intensive et une main-d’œuvre moins émaciée »*. Si la chaîne
de montage produit des marchandises, une autre doit produire des travailleurs. Car au XIXe siècle la
classe ouvrière a du mal à se reproduire, on y meurt jeune (en moyenne à 40 ans), le travail est
harassant (entre quatorze et seize heures par jour) et la mortalité infantile importante. C’est bien
une nouvelle division du travail qui se met en place avec l’homme à l’usine et la femme au foyer,
autrement dit, une séparation entre la production et la reproduction, entre le travail payé des
hommes et le travail gratuit des femmes.
Federici situe entre 1870 et 1910, la création de la famille nucléaire pour discipliner la classe ouvrière
et acquérir une main-d’œuvre plus productive. Ce partage des tâches réactionnaire va prévaloir
jusque dans les années 1970 Il faudra l’essor du mouvement féministe et des luttes des femmes au niveau international pour y mettre fin dans les pays occidentaux. Durant toute cette période, non
seulement, le capitalisme va bénéficier du travail domestique gratuit des femmes comme clé de la
production de la force de travail mais il pourra aussi compter sur la complicité des organisations de
travailleurs dont la revendication de salaires plus élevés s’appuie sur la nécessité de subvenir aux
besoins de la femme et sur l’élimination de la concurrence du travail des femmes et des enfants pour
améliorer le rapport de force dans les négociations avec le patronat. C’est ainsi que l’amélioration du
salaire des hommes s’est traduite pas l’exclusion progressive des femmes de la sphère économique,
reléguée au statut de travailleuses sans salaire dans la solitude des foyers de la ménagère à temps
plein. Le capitalisme disposant ainsi pour l’éducation de travailleurs productifs et « domestiqués »,
d’une main-d’œuvre gratuite et subordonnée dont la production de valeur est bien supérieure à
l’augmentation des salaires qu’il concède aux hommes.
Le salaire sera donc aussi pour le capital le moyen d’affaiblir la classe ouvrière en la divisant pour
mieux soumettre la classe des travailleuses dont le rôle d’émeutières et la participation active dans
les insurrections révolutionnaires étaient redoutés. C’est bien d’une guerre faite aux femmes dont il
est question afin d’établir des formes plus strictes de contrôle social.
En réinscrivant l’histoire du salariat dans une perspective genrée, Federici rend justice au combat des
femmes pour sortir des politiques salariales misogynes qui furent l’un des instruments d’oppression
les plus puissants.
Le salaire au travail ménager
Mais le mérite de Federici ne s’arrête pas là et propose de « donner aux catégories de Marx de
nouvelles fondations et aller « au-delà de Marx »*, car Marx « laisse non théorisé certains des
rapports sociaux et des activités qui sont les plus essentiels à la reproduction de la force de travail,
comme le travail sexuel, la procréation, le soin des enfants et le travail domestique »*.
Dès les années 1970, Fédérici s’engage pour « un salaire au travail ménager », trop souvent confondu
avec « un salaire maternel » qui maintiendrait le statu quo de la division sexuée du travail. Au
contraire, celui-ci, en introduisant le travail ménager dans le champ du salariat, le politise et le
dénaturalise. Mais encore « le développement du travail productif et l’émergence consécutive de la
ménagère prolétaire à temps plein ont été pour partie le produit de la transition de l’extraction de la
valeur absolue à celle de la survaleur relative comme mode d’exploitation du travail »*. En effet, le
travail ménager participe de la valeur ajoutée globale de l’activité marchande au même titre que
l’ensemble du travail invisible et pose la question d’un salaire socialisé étendu à toute la société. Non
plus un salaire spécifique au travail ménager, mais un salaire qui réaffirme une communauté
d’intérêt de toutes les travailleuses et tous travailleurs sans salaire. La question féministe devient
centrale pour penser la question sociale.
Frédéric Lutaud
Notes
* Le capitalisme patriarcal, Ed. Autrement.
** Une guerre mondiale contre les femmes, Ed. Autrement.
*** Caliban et la sorcière, Ed. Entremonde.
Source: N° 286 du Mensuel de la Gauche démocratique et sociale: https://d3a78873-9e7f-4c07-923d-cbad7bac567c.usrfiles.com/ugd/d3a788_7fad025bc31645769ae930b3ec1b6147.pdf
