La proposition communiste n’aurait pas grande chance de succès si elle n’était qu’un discours de nécessités et de réductions. Il s’agirait quand même de se souvenir de la fin de la politique, qui est de vivre bien. Assurément, la garantie économique générale (alias le «salaire à vie») — qui triomphe de l’aléa et de l’angoisse matériels —, la souveraineté des producteurs associés — qui abolit les rapports de pure subordination —, le droit au temps — inscrit dans le désarmement de l’impératif productif — sont autant de conquêtes qui feront vivre incomparablement mieux que sous le capitalisme. Et il faudra le dire. Mais peut-être faudra-t-il dire davantage pour défaire l’imaginaire entièrement négatif dont l’idée de sortir du capitalisme, pour ne rien dire du mot «communisme» lui-même, ont été surchargés — en gros : appartements collectifs, alimentation patates et saucisson, voitures grises, moulins à café gris, vêtements gris, murs gris, villes grises.
Le capitalisme, ou l’usurpation de « la vie »
Imaginairement, le capitalisme a fait main basse sur la couleur, la lumière et jusqu’à la vie même. Il faut les lui retirer, lui qui dans la réalité détruit absolument tout : la planète, les lieux d’habitation sauf pour les riches, la santé physique sauf celle des riches, la santé mentale, il est vrai celle des riches y compris, mais différemment. Pour être imaginairement, puis politiquement viable, le communisme doit tout se réapproprier. Il doit même revendiquer le luxe — puisque lux c’est la lumière. Or c’est bien de cela qu’il s’agit : de lumière dans l’existence.
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Le luxe capitaliste, ou la beauté prisonnière de l’argent
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Contrairement à sa version capitaliste qui réserve les choses belles à l’écrémage des fortunes, le luxe peut surgir de tout autres conditions que le pouvoir d’achat monétaire : la liberté pour les producteurs de faire les choses selon leur désir, qui sera le plus souvent un désir de les faire bien et belles. Donc l’affranchissement de toutes les contraintes de la production capitaliste qui les font faire mal.
C’est que ces contraintes expriment une cohérence globale : le capital s’efforce toujours de rémunérer minimalement le travail ; il structure donc une demande faiblement solvabilisée ; à laquelle on ne peut proposer que de la marchandise à prix suffisamment faible ; donc produite dans des conditions de productivité qui les vouent à être mal faites ; par des salariés maltraités et peu payés ; et la boucle est bouclée. Seule la crème des riches échappe à la boucle de la camelote.
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Le système du salaire à vie brise cette fatalité de la camelote. Il la brise par le découplage de l’activité et de la rémunération. Quand les gens, protégés par la garantie économique générale, peuvent s’adonner à une activité, produire, sans que cela ait la moindre incidence sur leur rémunération, ils le font dans de tout autres conditions : selon leur désir, c’est-à-dire bien.
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Le capitalisme nous a mis dans la tête que la qualité se liait nécessairement à la quantité d’argent, faute de quoi nous n’aurions accès qu’à la camelote. C’est un mensonge. La qualité vient avec les conditions faites aux gens pour les laisser produire comme ils l’entendent, c’est-à-dire sans que leur survie en dépende. On s’aperçoit aussitôt que la qualité est le corrélat immédiat de cette liberté.
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Vocation esthétique du communisme
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On voit ici à quel point maintenir les plus grandes latitudes d’expression possibles à la proposition privée est d’une importance cruciale. La division du travail a ses nécessités, on les a assez dites, et assez dit aussi qu’on ne saurait faire l’impasse à ce sujet. Mais la division du travail par elle-même ne contredit nullement que les choses nécessaires qui en sortent soient belles et bonnes. Or elles ne le seront que si la production est, bien sûr, extraite de la tyrannie de la valeur capitaliste, mais n’est pas non plus enrégimentée dans une planification tombée du haut.
Alors les producteurs associés souverains donneront leur meilleur : parce qu’ils feront ce qu’ils aiment faire. Sous cette forme communiste, l’initiative privée nous proposera des bons produits alimentaires, des beaux meubles, des beaux parfums, des beaux vêtements, bref des beaux objets, c’est-à-dire des choses qui font la vie esthétique
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On a compris que par «luxe», il fallait moins entendre le rarissime réservé à un tout petit nombre, que le beau et bien fait mais généralisé et mis à la portée du grand nombre. De la présence de moins de choses mais plus belles dans la vie quotidienne, comme habitude et comme éducation, jusqu’aux expériences les plus hautes auxquelles éventuellement elle prépare, c’est cela le luxe. Et c’est le désir des producteurs libres qui fait le communisme luxueux.
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Pour compléter cette lecture: Pour un communisme du luxe. Un extrait du livre de R. Keucheyan
"L’idée d’un communisme du luxe remonte à la Commune de Paris. Cette expérience politique a beau n’avoir duré que deux mois, elle a décidément encore des choses à nous apprendre. Les communards appelaient ça le « luxe communal[13] ». Le manifeste de la Fédération des artistes de Paris d’avril 1871, rédigé par Eugène Pottier – l’auteur des paroles de L’Internationale – se conclut par ces mots : « Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. » Une république universelle fondée sur le luxe communal : c’est tout le projet de la Commune."
