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Le travail et le droit du travail avec Alain Supiot

Dans cet entretien avec Bernard Stiegler, Alain Supiot expose sa vision du travail et du droit du travail, dans une perspective historique. Il semble parfois passer du coq à l’âne, mais c’est parce que les interventions de Bernard Stiegler ont été supprimées. L’ensemble reste toutefois cohérent et s'articule autour de quatre thèmes principaux :


1. Droit du travail et économie

2. Travail et emploi (13’40)

3. Gouvernance par les nombres (18’40)

4. Droit et territorialité (26’50)


Le marché – Ses limites et ses règles


Un marché se définit par ses limites (place du marché de Bruxelles). L’hôtel de ville, avec son horloge, trône au-dessus du marché. Il incarne la puissance publique et est le garant des poids et mesures. Et autour, il y a les maisons des corporations, et ça c’est le travail institué.


Dans le néolibéralisme, le garant est supprimé avec l’idée que le droit lui-même devient un produit (law shopping). C’est une impasse. Ce monde plat, sans limites, sans verticalité ne peut pas fonctionner, car il n’y a plus qu’une lutte pour la survie. Le marché total détruit le marché.


Droit et technique


Dans l’histoire longue du droit sur le continent européen, depuis le droit romain jusqu’au 18e siècle, il y a une continuité des catégories, mais au 18e, et surtout au 19e, il y a un choc entre le travail et la technique qui va nécessiter le Droit du travail. Le Droit est, lui-même, une technique, mais c’est une technique d’humanisation des techniques. Par ex, avec l’arrivée de l’éclairage artificiel il devient possible de faire marner les gens jour et nuit. Ce qui est fait, et jusqu’au bout. Mais bien sûr, ce n’est pas acceptable pas plus que le travail des enfants dans les mines. C’est le droit qui va réguler ça. L’interdit se substitue à l’impossible.


En même temps l’imaginaire de la société change. S’installe au 19e s. un monde dominé par la physique classique, où l’homme est régi par des forces extérieures comme l’a montré Chaplin dans les Temps modernes.


Aujourd’hui, le modèle de l’ordinateur (l’être humain est programmable) remplace le modèle de l’horloge (l’homme est un rouage). C’est une impasse. Car ce qui se profile c’est la prise en charge de tout ce qui est programmable par la machine. Il faut repenser le travail et refonder « un régime de travail réellement humain » comme le préconise l’Organisation Internationale du travail (OIT). Ce qui est humain, c’est un travail qui conduit à une réalisation en tenant compte des autres, ce qu’une machine ne peut pas faire.


Avec le modèle de l’ordinateur, la déshumanisation change de nature. Au 19e l’homme est réduit à l’état de machine ou d’animal (Taylorisme), là, ce dont l’homme est privé, c’est du contact avec la réalité. « Par le travail, la raison saisit le monde et s’empare de l’imagination folle » écrit Simone Weil, la philosophe. Autrement dit, c’est dans la confrontation au réel que s’institue la raison.


Le progrès des machines devrait nous permettre d’instaurer un travail réellement humain, au lieu de traiter les hommes comme des variables d’ajustement de l’économie et des profits.


Travail et emploi à l’heure de l’automatisation


Ce qui est devenu central, après la seconde guerre mondiale, c’est le modèle de l’emploi marchand, c'est-à-dire l’échange entre une quantité d’argent et une quantité de temps, un rapport qui exclue l’homme, la personne. Le pacte fordiste était : j’accepte la subordination, en échange de la sécurité. Mais, non seulement ce pacte n’est jamais advenu pour les pays du sud, mais ce qu’on voit maintenant c’est un travail raréfié, sans la sécurité, c’est à dire tous les inconvénients sans les maigres avantages.


Le travail invisible


Il faudrait avoir des instruments qui permettent de rendre visible le travail invisible. Même la Sécurité sociale ne résisterait pas une minute sans la solidarité, le travail invisible, des proches pour aider et soutenir le malade. Il faudrait changer de paradigme, penser en termes de travail en non d’emploi pour établir un régime de travail vraiment humain dans l’avenir.


La gouvernance par les nombres


Tout n’est pas calculable. Il y a de l’incalculable.


Pour calculer, il faut toujours passer par un moment de qualification, un moment où le jugement humain doit intervenir. Par ex pour évaluer le degré de maturité d’une pomme, ou pour décider si on vaccine ou pas les enfants, sachant qu’un certain pourcentage va en mourir.


Kant dit : « Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité». Il est donc tout à fait navrant que, la Cour européenne ait décidé que la dignité humaine doive être mise en balance avec les libertés économiques. C’est cet état d’esprit qui conduit Posner à dire que si les enjeux sont assez élevés, la torture est permise. Mais la Cour constitutionnelle allemande s’est élevée contre cette dérive en disant que la démocratie et la dignité humaine ne se pèsent contre rien d’autre, c’est l’article premier de la Constitution.


La solution est tout simplement de commencer par demander leur avis aux personnes concernées. Les gens ont une idée très claire de ce qu’ils souhaitent pour l’éducation de leurs enfants ou autre. Et à partir de là on peut mettre en place une série d’indicateurs pour mesurer les performances. Mais il ne faut jamais s’en servir comme instrument de contrôle, de coercition. Cela doit être un instrument d’autocontrôle.


Droit et territorialité


A la fin de la 2nde guerre mondiale, il y a eu un sursaut dogmatique après les impasses du biologisme nazi. Il a été décidé de mettre les fins avant les moyens, mais les institutions qui s’en portaient garantes ont mal vieilli. Nous, occidentaux, pensons que les lumières sont au nord et que nous devons aller faire régner la lumière sur le sud. Mais ce qu’il faut, c’est reconnaitre le droit de tous à vivre décemment dans son pays d’un travail décent et parallèlement il faut garantir les droits des réfugiés.


On ne peut pas dire aux pays, comme l’Inde ou l’Afrique de faire comme nous, car nous nous sommes engagés dans une impasse. Gandhi a d’ailleurs été le premier à jeter un regard critique sur le développement technique. Il faut créer les conditions pour que ces pays puissent reprendre appui sur leurs propres traditions pour inventer leur propre modernité et qui peut nous éclairer.


Source : https://www.youtube.com/watch?v=_VQl4vyIUI4





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