Note de la rédaction: Charles Eisenstein répond ici à ceux qui l'ont accusé de complotisme, après la parution de son article : "Le couronnement".
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Pendant la crise du Coronavirus, des théories du complot d’un autre niveau sont arrivées sur le devant de la scène qui vont bien au-delà des récits isolés de collusion et de corruption et qui postulent que le complot est un principe essentiel pour expliquer le fonctionnement du monde. Nourrie par la réponse autoritaire à la pandémie (...), cette théorie de l'archi-complot soutient qu'une cabale d'initiés malveillants et avides de pouvoir a délibérément créé la pandémie ou, du moins, l'exploite impitoyablement pour effrayer le public et l'amener à accepter un gouvernement mondial totalitaire sous loi martiale sanitaire permanente, un Nouvel Ordre Mondial (NOM)
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Que pensez-vous de cette théorie ?
Je pense que c'est un mythe. Et qu'est-ce qu'un mythe ? Un mythe, ce n'est pas la même chose qu'un fantasme ou une illusion. Les mythes sont des véhicules pour la vérité, et cette vérité n'a pas besoin d'être littérale.
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Qu'est-ce qui est vrai dans le mythe du complot ? Sous son aspect littéral, il transmet des informations importantes que l’on ignore à nos risques et périls.
Tout d'abord, il démontre l'ampleur choquante de l'aliénation du public vis-à-vis des institutions ... Aujourd'hui, la confiance dans la science et le journalisme est en lambeaux.
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Deuxièmement, le mythe du complot donne une forme narrative à la juste intuition selon laquelle une puissance inhumaine gouverne le monde. Quelle pourrait être cette puissance ?
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Qu'est-ce qui fait que la grande majorité de l'humanité se conforme à un système qui conduit la Terre et le genre humain à la ruine ? Quelle puissance nous tient dans ses griffes ? Il n'y a pas que les théoriciens du complot qui sont captifs d'une mythologie. La société dans son ensemble l'est aussi. Je l'appelle la mythologie de la Séparation : moi séparé de vous, la matière séparée de l'esprit, l’Humain séparé de la Nature.
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Parce que (dans ce mythe) nous sommes séparés des autres et de la nature, nous devons l’emporter sur nos concurrents et maîtriser la nature. Le progrès consiste donc à accroître notre capacité à contrôler l'Autre. Dans ce mythe, l'histoire humaine est une élévation qui passe d'un triomphe à un autre : du feu à la domestication à l'industrie aux technologies de l'information au génie génétique et aux sciences sociales, avec la promesse d’un futur paradis où tout est sous contrôle. Ce même mythe motive la conquête et le saccage de la nature, en organisant la société autour de l’objectif de transformer la planète toute entière en argent : nul besoin de complot.
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La mythologie de la Séparation est ce qui génère ce que j'ai nommé dans “Le Couronnement” un « biais de civilisation » vers le contrôle. Le modèle de solution est, face à n'importe quel problème, de trouver quelque chose à contrôler : mettre en quarantaine, tracer, emprisonner, cloisonner, dominer ou tuer. Si le contrôle échoue, le problème sera résolu par davantage de contrôle. Pour atteindre le paradis social et matériel, il faut tout contrôler, suivre chaque mouvement, surveiller chaque mot, enregistrer chaque transaction. Alors, il ne peut plus y avoir de crime, plus d'infection, plus de désinformation. Lorsque l'ensemble de la classe dirigeante accepte cette formule et cette vision,
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Tout comme dans la théorie biologique du terrain les microbes sont des symptômes et des agents qui profitent de tissus malades, les cabales complotistes sont également des symptômes qui profitent d’une société malade : une société empoisonnée par une mentalité de guerre, de peur, de séparation et de contrôle. Cette idéologie profonde, le mythe de la séparation, personne n’a le pouvoir de l’inventer. Les Illuminati, s'ils existent, n’en sont pas les auteurs ; il est bien plus vrai de dire que leur auteur est la mythologie. Nous ne créons pas nos mythes, ce sont eux qui nous créent.
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La mentalité de guerre imprègne profondément notre société polarisée, qui voit le progrès comme une conséquence de la victoire : victoire sur un virus, sur les ignorants, sur la gauche, sur la droite, sur les élites psychopathes, sur Donald Trump, sur la suprématie blanche, sur les élites libérales... Chaque camp utilise la même formule, et cette formule nécessite un ennemi. Alors, nous soumettant à cette convention, nous nous divisons pour former des camps : Nous et Eux, épuisant ainsi 99% de notre énergie dans une lutte acharnée, sans jamais soupçonner que le véritable pouvoir maléfique pourrait être la formule elle-même.
L’idée n’est pas de trouver un moyen d’exclure les conflits des affaires humaines. L’idée est de remettre en question une mythologie – adoptée par les deux parties – qui voit en chaque problème un conflit. La lutte et le conflit ont leur place, mais d'autres intrigues sont possibles. Il existe d'autres voies vers la guérison et la justice.
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Après deux mois de recherche intensive, je n'ai toujours pas trouvé de récit satisfaisant qui tienne compte de chaque donnée. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas agir, car après tout, aucune connaissance n'est jamais certaine. Malgré tout, dans le tourbillon des récits concurrents et des mythologies distinctes qui les sous-tendent, on peut rechercher une action qui ait un sens, quel que soit le camp qui a raison. On peut rechercher des vérités obscurcies par la fumée et la clameur du combat. On peut remettre en question des hypothèses que les deux camps considèrent comme allant de soi, et poser des questions qu'aucun des deux ne pose. Sans s’identifier à l’une ou l’autre, on peut recueillir des informations auprès des deux camps. Si on généralise cette démarche à la société toute entière, si on fait entendre toutes les voix, y compris les voix marginales, on pourra bâtir un consensus social qui soit plus large et commencer à guérir la polarisation qui déchire et paralyse notre société.
Pour lire l'article de Charles Eisenstein
