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« La propriété privée n’a absolument rien de naturel »

La notion de propriété privée telle que nous la connaissons n'est pas universelle et ses modalités ont été régulièrement remises en question. L'historien Fabien Locher analyse comment crises et catastrophes ont pu percuter les régimes d'appropriation.



Vous êtes spécialiste d’histoire environnementale. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la « propriété » ?


Fabien Locher1 C’est l’une des institutions les plus puissantes et les plus opaques de la modernité. Elle s’impose à tous et même en partie aux États, qui l’organisent mais ne peuvent y déroger que dans des circonstances limitées et codifiées.

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Quelle interrogation a guidé ces recherches ?


F. L. Nous nous sommes d’abord demandé ce que devenait la propriété quand survenait une catastrophe, un séisme ou un grave accident industriel par exemple. Comment la répartition des biens, voire la forme même des institutions de la propriété, sont-elles modifiées ? Qui tire parti de ces situations, des « états d’exception » créés par les catastrophes ?

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Certaines formes de la propriété permettent-elles de limiter ou d’augmenter l’exposition à des risques ?


F. L. Oui et c’est un point important. Contrairement à ce qu’on dit parfois, et comme la propriété, les catastrophes sont tout sauf « naturelles ». Pour faire simple, elles naissent de la rencontre d’un aléa (par exemple, la terre tremble) et d’une vulnérabilité qui, elle, est profondément sociale et historique. Or les formes de la propriété peuvent accroître ou diminuer cette vulnérabilité. On peut prendre l’exemple des assurances, qui sont une dimension importante de l’acte de posséder. On sait qu’aux États-Unis, la politique fédérale visant à développer un programme national d’assurance contre les inondations a eu pour effet d’accroître la vulnérabilité dans les zones côtières ... À l’inverse, d’autres dispositifs liés à la propriété peuvent permettre de réduire la vulnérabilité des populations et des territoires aux catastrophes.


Par exemple ?


F. L. Pour changer complètement de lieu et d’époque, je pense au cas étudié par l’historien du Japon, Philip C. Brown, dans Crash Testing Property. Il analyse le « warichi », un système d’attribution des terres au sein de communautés rurales japonaises. Ce système, qui a existé du XVIIe au XXe siècle, consiste à classer les parcelles en fonction de qualités comme leur degré d’exposition aux risques – inondations, glissements de terrain… – ou le fait qu’elles soient plus ou moins fertiles. Dans un deuxième temps, ces terres sont regroupées par lots qui sont ensuite redistribués par tirage au sort. C’est un peu le même principe que le « voile d’ignorance » du philosophe John Rawls : comme personne ne sait ce qu’il recevra, tout le monde s’efforce de composer des lots aussi identiques ou équilibrés que possible. L’idée est de répartir le risque au sein de toute la communauté, pour éviter que certains se retrouvent beaucoup plus exposés aux catastrophes que d’autres. Ces communautés ne le font pas par égalitarisme ou sens de la justice, mais pour maintenir une cohésion de groupe qui leur permet, par exemple, de rester solvable pour les impôts à payer. Pour prendre un autre exemple, le politiste James Scott a montré le rôle joué par les terres possédées collectivement par les communautés pour réduire l’exposition aux aléas agricoles. Ce sont là des outils de gestion du risque, même s’ils jouent en même temps d’autres fonctions sociales.

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Retrouve-t-on d’autres aspects de débats contemporains en étudiant le rapport entre propriété et dégradation de la nature ?


F. L. Oui tout à fait : par exemple, justement, dans le champ de l’histoire coloniale. L’un des grands arguments des colonisateurs des XIXe et XXe siècles est que les autochtones ne savent pas gérer leurs environnements, leurs ressources. Selon eux, l’« homme blanc » aurait alors toute légitimité à s’en emparer – par exemple en s’appropriant les communs des communautés – pour protéger la nature, les sols, la faune et la flore. Ce discours et les pratiques concrètes qui l’accompagnent ont notamment été analysés par l’historien et anthropologue Roderick P. Neumann, spécialiste de l’Afrique de l’Est, qui parle à leur propos d’« enclosures de la conservation ». Aujourd’hui encore, on retrouve des réminiscences postcoloniales de ces discours dans une certaine façon de pointer du doigt des populations locales accusées de mal gérer les ressources, voire de contribuer à la crise climatique. Les débats contemporains sur l’environnement et sa dégradation par l’humain ne datent donc que de quelques décennies : ils s’inscrivent en fait dans le temps long de l’histoire.

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De manière générale, quels sont les enjeux de « l’histoire environnementale » que vous entendez développer ?


F. L. L’histoire environnementale a d’abord émergé aux États-Unis, dans le bouillonnement intellectuel et politique des années 1960-1970. À ce moment, de jeunes historiens décident de s’emparer des objets liés à la crise écologique, objets jusque-là laissés à l’écart de leur champ disciplinaire. Dans un premier temps, les thèmes des pollutions, de la protection de la nature, de l’histoire de l’environnementalisme, ont occupé une place importante. Mais le champ s’est beaucoup diversifié depuis une quinzaine d’années. On trouve désormais des réflexions sur le travail, le capitalisme, la guerre… et la propriété bien sûr !

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L’ambition de tous ces travaux est de mieux comprendre comment les dynamiques d’appropriation de la nature interagissent avec les pratiques concrètes d’exploitation et de protection, les processus écologiques et le rapport que les sociétés entretiennent aux environnements.


Pour lire l'article sur Le journal du CNRS






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