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La citoyenneté industrielle

Tristan Haute, Université de Lille


Le travail, ultime lieu de fabrique de la politique (et de l’abstention) ?

En quoi l’expérience du travail participe-t-elle de la formation des attitudes et de la structuration des comportements politiques? Dans cette contribution parue peu de temps avant le premier tour de l’élection présidentielle, Tristan Haute, membre de l’équipe Citindus, revient sur différents aspects de la relation entre travail et politique.


Les derniers sondages mettent en avant une forte proportion d’abstentionnistes, près de 30 %, dès le premier tour de l’élection présidentielle. Si les travaux de sociologie électorale, notamment en France, insistent sur l’existence de « variables lourdes » de l’abstention, les relations entre la participation électorale et le travail, malgré ses mutations, sont toujours structurantes.

Ainsi les caractéristiques socioprofessionnelles et les conditions d’emploi et de travail constituent des facteurs déterminants du (non-)vote. De même, les engagements collectifs et revendicatifs des salariés dans leur travail, s’ils sont moins nombreux qu’auparavant, vont de pair avec une mobilisation électorale plus importante.

Pour autant, comprendre ce qui peut se jouer au travail en termes de mobilisation électorale nécessite d’adopter une approche pluridimensionnelle du travail, en prenant en compte de manière assez fine la position socioprofessionnelle d’un individu, mais aussi le secteur d’activité dans lequel il évolue, ses conditions de travail et d’emploi (temps de travail, contrat de travail, autonomie au travail, satisfaction dans le travail, reconnaissance du travail…) ou son engagement collectif au travail.

Celui-ci se définit ici comme l’ensemble des pratiques et expériences visant à démocratiser, même marginalement, l’entreprise et à y étendre les logiques de la citoyenneté politique.


Atomisation des collectifs de travail


Sans prétention à l’exhaustivité, il convient de rappeler plusieurs mutations qu’ont connues le travail et l’emploi depuis plusieurs décennies et qui ont eu des conséquences directes sur les possibilités et l’efficacité de l’action collective, et notamment syndicale, sur le lieu de travail.

La première est une atomisation des collectifs de travail qui résulte de plusieurs processus. On pense tout d’abord à la réduction de la taille des établissements, notamment du fait du déclin des grandes concentrations d’emplois industriels qui constituaient les principaux bastions syndicaux. On peut ensuite mentionner le recours accru à la sous-traitance qui concerne désormais la majorité des entreprises selon l’Insee. De plus en plus de salariés qui, bien que travaillant sur un même lieu, appartiennent à des entreprises différentes ou, au contraire, bien qu’appartenant à une même entreprise, travaillent sur des lieux différents.

Ceci contribue à affaiblir les logiques de métier et d’entreprise, qui sont aux fondements de toute action collective au travail. De même, dans le secteur public, outre la sous-traitance, la diversification des statuts – avec le recrutement croissant de salariés en contrat de droit privé –, participe à affaiblir les identités professionnelles qui peuvent être porteuses de cultures syndicales.

On peut enfin citer la précarisation de l’emploi avec le recours croissant à des contrats précaires (CDD, intérim ou autres…), en particulier parmi les jeunes salariés. Or, cette précarité limite l’intégration dans un collectif de travail et les sociabilités qui en découlent. Elle rend aussi plus difficile pour les salariés le fait de penser ensemble. Même en dehors de l’entreprise, elle va de pair avec un moindre ancrage dans la vie locale. Elle éloigne enfin les salariés de l’action syndicale, mais aussi des discussions politiques, soit parce que celles-ci sont moins nombreuses, soit parce que le fait d’y participer ou d’en initier est plus risqué.


Le « rapport salarial » au prisme de l’individualisation


Une deuxième mutation, connexe à la première, est une transformation du « rapport salarial », défini comme l’échange de la force de travail et de la subordination à l’employeur d’un salarié contre un salaire. En effet, on assiste de plus en plus à une individualisation de la gestion des ressources humaines et, en particulier, des carrières et des rémunérations, avec le développement de primes individualisées aux dépens d’augmentations collectives de salaires.

Cette individualisation affaiblit le sentiment d’appartenance à un collectif de travail ainsi que l’action collective sur le lieu de travail, car celle-ci est perçue comme moins utile. Individualisé, le rapport salarial se trouve aussi de plus en plus déséquilibré : les « négociations » entre salariés et employeurs sont fortement contraintes par les faibles marges de manœuvre dont disposent nombre d’employeurs parce qu’ils sont dans une situation de sous-traitance, parce qu’ils dépendent de subventions publiques ou encore parce qu’ils dépendent de logiques actionnariales.

Ce déséquilibre engendre, de la part des salariés insatisfaits de leurs conditions de travail et d’emploi, de « l’exit » (démissions, demandes de ruptures conventionnelles, absentéisme, refus d’heures supplémentaires, refus des objectifs de production ou de vente…) ou de la « voice » individualisée (recours aux prud’hommes ou à l’inspection du travail).

La « voice » collective est au contraire très faible et ne passe que rarement par les canaux prévus à cet effet, à commencer par les instances représentatives du personnel.


Pour lire la suite: sur Hypothèses : https://citindus.hypotheses.org/145




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