La création du Régime général : la grande victoire de Croizat
Contrairement à l’image d’Epinal d’une France réunie grâce à la résistance à l’occupant nazi et gagnée par un esprit de concorde nationale, la France du lendemain de la guerre fut le théâtre d’une bataille politique, idéologique et sociale d’une rare violence. En particulier, la mise en œuvre du programme national de la résistance fut marquée par une grande conflictualité politique entre gaullistes et communistes, mais également syndicale entre la CFTC et la CGT, sans oublier l’hostilité que nourrissaient de nombreux hauts fonctionnaires face au projet de Régime général de Sécurité sociale que portaient le PCF et la CGT au lendemain de la guerre.
En réalité, ce que promulguent les ordonnances dites Laroque du 4 et 19 octobre 1945 n’est pas à proprement parler la Sécurité sociale. En effet, tout existe déjà : des assurances sociales depuis 1930, des caisses d’allocations familiales, un réseau mutualiste très développé, etc.
Les ordonnances dites Laroque que soutiennent essentiellement le Parti Communiste et la CGT vont beaucoup plus loin ; il s’agit de créer un régime unique de Sécurité sociale pour tous les salariés et placé entre les mains des assurés eux-mêmes : le Régime général de Sécurité sociale.
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La cotisation sociale et la dimension politique de la Sécurité sociale
La CGT soutenait un projet ambitieux : une caisse unique, étendue à tous les travailleurs, et surtout un projet autogestionnaire confié aux représentants des salariés. Ce projet a donné lieu à un tir de barrage étatique, politique, syndical et corporatiste d’une violence inouïe. Le projet autogestionnaire de la CGT a fait long feu, sabordé par l’État et de nombreux hauts-fonctionnaires hostiles à l’autonomie de la Sécurité sociale mais également par la CFTC et le patronat français récusant l’hégémonie politique que la CGT exerce en son sein.
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Avec ce taux unique, plus de dumping social entre les entreprises comme c’était le cas avec les assurances sociales de 1930 ; le taux de cotisation devient un mode de socialisation du salaire étendu progressivement à l’ensemble de la population salariée, rendant possible une progression des prestations sociales et de la santé. Par ce mécanisme de mutualisation des salaires que permet la cotisation sociale, la Sécurité sociale a pour ambition de distribuer en temps réel le salaire socialisé des travailleurs, au contraire de toutes les autres solutions de protection sociale fondées sur la captation de l’épargne des ménages afin de l’investir sur les marchés financiers. La cotisation sociale avait pour objectif d’immuniser la Sécurité sociale contre la logique de marché et participait par conséquent d’un projet socialiste de Sécurité sociale fondée sur une distribution immédiate de ressources salariales entre l’ensemble des travailleurs.
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La cotisation sociale ouvre par nature des droits sociaux à ceux qui s’en acquittent, autrement dit les travailleurs.
De la sorte, et contrairement à l’impôt, la cotisation sociale est la contrepartie d’un droit à prestations sociales qui ne peut nullement être remis en cause par une décision politique. Ainsi, à titre d’exemple, l’acquisition d’un trimestre de retraite par un salarié ne peut nullement être remis en cause dès lors qu’un salarié a justifié du nombre d’heures de travail nécessaires. La cotisation ouvre donc un droit acquis à prestation sociale et non un droit dérivé d’une décision politique contingente comme le seraient le niveau des dépenses des ministères.
Plus encore, cotisations sociales et montant des prestations sociales ne relevaient pas, à l’origine, du champ de compétence politique de l’État car ils étaient placés entre les mains des partenaires sociaux. En théorie, il n’appartenait ni au gouvernement ni au Parlement de déterminer le niveau des cotisations sociales et le niveau des prestations sociales à l’occasion du vote annuel du budget de l’État. Tout simplement car le financement de la Sécurité sociale reposait essentiellement sur des ressources salariales de nature privée (la cotisation sociale) et non sur des contributions publiques (l’impôt). Les partenaires sociaux et les représentants des salariés disposaient donc d’un pouvoir politique considérable indépendant de celui de l’État.
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Historiquement, la progression des cotisations sociales s’est avérée plus neutre politiquement que la progression des impôts.
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Ainsi, dès 1974, était-il possible pour le Premier ministre Jacques Chirac de mettre en œuvre un programme politique de pause fiscale très populaire auprès de son électorat sans pour autant entraver la progression de la cotisation sociale et, en conséquence, du niveau des prestations sociales.
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Ce n’est qu’à partir des années 1990 que les dirigeants politiques ont mis en œuvre un programme de réduction historique des cotisations sociales patronales, dans un contexte de chômage de masse, rendant nécessaire la mise en œuvre conjointe de réformes des prestations sociales dans un sens restrictif pour les travailleurs afin de satisfaire aux directives néo-libérales de l’Union européenne et aux injonctions d’un patronat résolu à obtenir sa revanche sur le programme du CNR. Comme nous le voyons, la cotisation sociale est en réalité au cœur d’une dialectique sociale et politique opposant patronat et classe salariale. Cette même dialectique est à l’œuvre à l’occasion de la fixation du niveau des salaires en entreprise, salaires dont la cotisation est une composante intrinsèque. Défendre la cotisation sociale est par conséquent indissociable de la bataille pour les salaires, seule condition de vie digne des travailleurs et de leur famille. Elle est également au cœur de la bataille pour l’augmentation des salaires qui devrait, en toute hypothèse, redevenir au cœur de l’action politique des syndicats.
La fin des Trente glorieuses et le chômage de masse auraient-ils eu raison de la cotisation sociale et justifieraient-elles de réformer structurellement le financement de la Sécurité sociale ? Il serait en effet tentant de penser que l’impôt, par essence universel, devrait se substituer à la cotisation sociale, afin d’alléger le coût du travail, rétablir la compétitivité des entreprises, voire pour taxer le capital au même titre que le travail. Ces arguments, répétés à l’envi, sont assénés par les réformateurs néo-libéraux afin de justifier une fiscalisation intégrale de la Sécurité sociale.
Tâchons d’y voir plus clair afin de déjouer de fausses évidences. Car la réforme du financement de la Sécurité sociale est en réalité le véhicule d’une transformation plus large de la philosophie de la Sécurité sociale pour mieux la convertir en un dispositif de protection sociale redistributive orientée vers les plus pauvres. Au prix d’une grave remise en cause de la cohésion sociale et du droit social des travailleurs.
« La cotisation sociale et les impôts sont tous deux des prélèvements obligatoires et sont les plus élevés du monde occidental »
Réalité en trompe l’œil … et largement erronée !
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« Baisser la cotisation sociale permet de redonner du pouvoir d’achat aux travailleurs »
Globalement faux
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« Recourir à l’impôt permet de taxer le capital et d’alléger la taxation du travail »
Faux à plus de 90 % !
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« Il est logique que les prestations universelles soient financées par l’ensemble de la population et non par les seuls travailleurs »
Argument trompeur : il s’agit en réalité de transformer la philosophie même de la Sécurité sociale
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« L’allègement des « charges sociales » est indispensable pour renforcer la compétitivité des entreprises et favoriser l’emploi »
Non démontré
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Conclusion
Il semble aujourd’hui indispensable de rompre avec la logique mortifère d’austérité salariale auxquelles les exonérations de cotisations sociales et la fiscalisation du financement de la Sécurité sociale contribuent de manière directe. La bataille pour l’augmentation des salaires (et non le combat spécieux pour le pouvoir d’achat) doit redevenir plus que jamais au cœur de la stratégie des syndicats et des partis politiques qui se réclament de la classe salariale.
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Mais surtout, il est indispensable de renouer avec l’idée d’une Sécurité sociale pensée comme une institution du salaire socialisé des travailleurs du pays. Le Régime général de Sécurité sociale et la cotisation sociale ont non seulement amélioré les conditions de vie de la classe salariale dans des conditions inconnues jusqu’alors en supprimant la peur du lendemain comme seule perspective de vie, mais ils ont au surplus fait de la Sécurité sociale une institution du droit social des travailleurs. Institution politique et démocratique placée entre les mains des travailleurs, la Sécurité sociale est parvenue à transformer l’ouvrier soumis à l’arbitraire patronal en un salarié détenteurs de droits économiques et sociaux. Droit du travail, conventions collectives, comités d’entreprises et Régime général de Sécurité sociale sont les pièces d’un même puzzle : celui de conquis sociaux fondamentaux de la classe ouvrière qui ont permis de transformer la classe objective des travailleurs en classe subjective du salariat dépositaire des leviers de détermination de sa destinée sociale. Plus que jamais, cela implique de renouer avec le projet socialiste de Sécurité sociale promu par Ambroise Croizat et Pierre Laroque en 1945 et de se réapproprier la bataille de la cotisation sociale comme mode de partage de la valeur économique. La bataille de la cotisation sociale implique de renouer avec l’idée jaurésienne de République sociale afin de libérer les travailleurs de l’enfer néo-libéral situé entre soumission au capital et assistance sociale.
Entre l’assurance et l’assistance, même libéralement organisée, il y a un abîme. L’assisté, même quand la loi lui donne ce qu’il appelle un droit, est obligé de plaider pour avoir la réalisation de ce droit […] il faut que l’individu quémande, et dans son attitude d’assisté, il sent encore peser sur ses épaules, courbées par le travail, le poids de la servitude sociale. Au contraire, l’assuré a un plein droit ; un droit absolu, un droit inconditionnel ; son titre est là, aussi certain que l’est pour les bourgeois, en période bourgeoise, le titre de rente. » Jean Jaurès, discours au septième congrès national de la SFIO à Nîmes, du 7 au 9 février 1910
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