Interview par Marianne du politologue et auteur du blog "Vu de la butte", Alphée Roche-Noël qui vient de publier "Marx Rapatrié" aux Éditions du Cerf. Il y analyse l'actualité politique et sociale à partir de l’œuvre du communiste allemand.
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Marianne : En quoi Marx nous aide-t-il à comprendre notre époque ?
Alphée Roche-Noël : Je crois que Marx nous donne trois clefs de lecture de l’Histoire, qu'il faut utiliser ensemble. Une première pour le temps long de la société humaine : c’est la lutte des classes. Une deuxième pour l’économie politique : c’est la critique du capitalisme. Une troisième, qui peut paraître plus circonstancielle, et qui n'est pas moins utile : c’est l’analyse qu’il nous a laissée des événements politiques de son temps.
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S’il faut se garder de comparer des époques qui n’ont rien à voir, il est frappant de constater à quel point le regard et les concepts marxiens nous aident à y voir plus clair aujourd'hui. Il me semble en effet que nous nous trouvons précisément dans une période d’incertitude pareille à celle qu’il a décrite, où l’histoire est comme une pièce vacillant sur la tranche, dont on ne sait pas de quel côté elle va tomber : du côté de la révolution citoyenne ou du côté de l’involution autoritaire.
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Comment s’articulent les luttes de classes en France aujourd’hui ?
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Aujourd’hui, cette lutte des classes fait rage entre ceux qui ont tiré les meilleurs fruits du développement économique et ceux, de plus en plus nombreux, qui voient leur situation stagner ou se dégrader. Les gilets jaunes en ont été l’expression la plus probante des dernières décennies.
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La lecture de Marx permet d’échapper à l’écueil qui consisterait à voir dans cette révolte singulière un agrégat de demandes catégorielles.
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La crise du Covid-19 pourrait-elle servir de base à une révolte sociale d’ampleur ?
De base, non ; de déclencheur, probablement. Les bases sont là depuis longtemps : ce sont la nouvelle donne économique post-chocs pétroliers et les politiques publiques de casse sociale des trente dernières années. Les gilets jaunes et les centaines de milliers de manifestants contre la retraite à points n’ont pas attendu le Covid pour descendre dans la rue.
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Selon vous, il n’y a que deux alternatives : l’Empire et la Commune. Comment la Commune pourrait-elle à nouveau advenir ?
Il ne s’agit pas de refaire la Commune… Il faut se garder de tout esprit de réplication formelle.
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En 1871, c’est soit la monarchie, instrument des classes dominantes, soit la République, défendue par la Commune. Je crois que notre époque nous place face à une alternative du même type, entre une Ve République de plus en plus autoritaire, qui s’apprête peut-être à tomber entre les pires mains qui soient, et une société qui aspire à s’organiser plus directement, à devenir vraiment démocratique et républicaine.
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La question écologique est aujourd’hui incontournable. Or, même s’il a écrit que "le capital épuise les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur", Marx n’a pas sérieusement envisagé ce problème et a même pu pécher par productivisme. Est-il utile pour ce sujet ?
Il est utile et même incontournable, car même s’il n’a pas approfondi le sujet, il a laissé des concepts pour le penser.
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Sans pouvoir être calquée totalement, sa critique du capitalisme pour le tort qu’il cause à l’humain vaut aussi pour le tort qu’il cause à la terre. Le néologisme récent de capitalocène pour désigner notre modernité, par préférence au concept moins précis d’anthropocène, rend bien compte de l’historicité du capitalisme mise en lumière par Marx. En d’autres termes, ce n’est pas l’humain qui détruit l’environnement, c’est le modèle de développement qu’il s’est choisi.
Le slogan "fin du monde, fin du mois, même combat", utilisé ces deux dernières années en France, en est une autre illustration. Comme quoi, le regard de Marx sur son temps, les concepts qu’il a créés et sa compréhension très fine de son époque sont de précieux outils pour aborder l’avenir.
