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ELECTRICITÉ : « C’EST LE MARCHÉ QUI A FAIT EXPLOSER LES PRIX » – ENTRETIEN AVEC ANNE DEBRÉGEAS

Explosion du prix de l’électricité, difficultés en série de la filière nucléaire, potentielle privatisation des barrages hydroélectriques, absence de filière industrielle dans le solaire ou l’éolien… Le système électrique français est plus fragile que jamais. Pour Anne Debrégeas, porte-parole du syndicat SUD Energie et chercheuse en économie au sein d’EDF, tous ces maux ont une même cause : l’obsession du marché imposé par l’Union européenne. Dans cette interview fleuve, elle nous explique comment l’ouverture à la concurrence fait exploser nos factures et mine la transition énergétique et nous propose des pistes pour rebâtir une grande entreprise de service public. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon, retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Alors que les élections présidentielles se profilent, les prix de l’électricité risquent d’augmenter fortement. Pour limiter cette hausse, le gouvernement a décidé courant janvier d’augmenter de 20% les volumes d’électricité qu’EDF est contrainte de vendre très bon marché à ses concurrents dans le cadre de l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique, ndlr). En réaction, le 26 janvier dernier, plus de 40% des employés d’EDF ont fait grève pour dénoncer cette décision qui va coûter plus de huit milliards d’euros à l’entreprise. Pourquoi EDF est-elle obligée de vendre de l’électricité à ses concurrents et comment analysez-vous cette décision du gouvernement ?

Anne Debrégeas : EDF est obligée de vendre à ses concurrents depuis 2011. Le volume concerné est de 100 térawatts-heure (TWh), ce qui correspondait à l’époque à un quart de sa production nucléaire. Cette décision a été prise lors de l’ouverture des marchés de l’électricité à la concurrence. Personne ne voulant mettre en concurrence les centrales les unes par rapport aux autres, EDF a continué à exploiter presque l’intégralité du parc français de production, dont tout le nucléaire. Les concurrents ont vite compris qu’ils n’auraient pas accès à la ressource nucléaire, moins chère à la production que toutes les autres énergies. Sauf à rogner sur leurs marges, ils risquaient de ne pas être concurrentiels sur le marché. Ils ont commencé à râler auprès de la Commission européenne. Cédant à la pression de cette dernière, la France a mis en place ce système d’accès régulé.

Celui-ci est totalement aberrant : EDF est obligée de mettre à la disposition de ses concurrents ces 100 TWh pour qu’ils puissent les revendre à leurs clients ! On fait mine de mettre en concurrence quelque chose qu’il n’était pas possible de mettre en concurrence puisqu’on se refusait à privatiser la majorité des centrales. Pour EDF, on a a créé une activité qui n’existait pas auparavant et qu’on pourrait appeler une activité de fourniture à coût forcé. Parler des concurrents d’EDF est un terme impropre : ce sont principalement des fournisseurs qui ne produisent rien et dont l’activité consiste à acheter à un prix cassé de l’électricité grâce au l’Arenh pour la revendre en engrangeant des bénéfices. En fait, ces prétendus concurrents ne font rien. Ils ne produisent pas, ils ne stockent pas et ils ne choisissent même pas l’électricité qu’ils vendent puisque le courant arrivant chez le client est le même pour tout le monde et, par exemple, n’est absolument pas plus “vert” que celui de son voisin. Ils ne livrent même pas l’électricité puisque l’alimentation se fait par le réseau géré par ERDF qui contrôle 95 % de la fourniture d’électricité. Ces “concurrents”, entre guillemets donc, font seulement du trading, voire de la spéculation. Ils mettent leur logo sur la facture ! Je cite souvent cette phrase d’un fournisseur, le groupe Equateur, qui est assez emblématique : « Nous ne sommes pas plus énergéticiens qu’Amazon n’est libraire »…

« Les concurrents d’EDF ne produisent pas, ne stockent pas, ne choisissent même pas l’électricité. Ils ne la livrent pas… Ils font seulement du trading, voire de la spéculation, et ils mettent leur logo sur la facture. »

Nous sommes donc en présence d’un système de concurrence aberrant entre environ 80 fournisseurs qui vivent sous perfusion. Comme consommateurs, nous savons tous ce dont il s’agit : nous avons tous été démarchés par ces fournisseurs qui nous vendent une électricité moins chère, plus verte etc., alors que c’est la même pour tout le monde ! Les associations de consommateurs disent que ces démarchages sont souvent très agressifs, parfois frauduleux. Il ne peut pas en être autrement. Si on veut créer de la concurrence, il faut de toute façon faire un système aberrant. En dehors de ces 100 TWh, les fournisseurs achètent sur les marchés de l’électricité dont le fonctionnement est assez délirant. Le prix y est fixé par ce qu’on appelle le “coût variable”, à savoir un coût dépendant de la quantité de courant produite par la centrale électrique la plus chère en production à un instant donné. Ce qu’ils ne se procurent pas dans le cadre de l’Arenh, les revendeurs l’achètent à un prix très volatile, complètement décorrélé des vrais coûts de production. Ce tarif dépend beaucoup du prix du gaz qui alimente le plus souvent les centrales.


Que s’est-il passé en 2021 ? Bien que les coûts de production n’aient bougé que de 4% dans l’ensemble des centrales, par le jeu du “coût variable”, les prix du gaz se sont envolés et les prix de l’électricité ont suivi. Mis en difficulté, les fournisseurs ont répercuté la hausse sur certains clients dont les tarifs étaient indexés à ces prix marchés. Ces derniers ont vu leur facture exploser, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises plus ou moins grandes. Les industries dites « électro-intensives », c’est-à-dire pour lesquelles l’électricité représente une grande partie des coûts, par exemple la métallurgie, étaient vraiment menacées. L’État a donc dû intervenir en pompier afin d’éviter les hausses infernales pour les particuliers et de limiter les risques économiques pour les industriels.

« EDF va devoir racheter les 20 TWh de sa propre électricité à environ 80€/MWh sur le marché et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! »

Résumons. Pour les particuliers, l’Etat a plafonné la hausse du tarif réglementé de vente à 4%. Nous reviendrons sur le sujet. Pour ceux qui sont partis chez des fournisseurs alternatifs sans tarif réglementé, l’Etat a donc imaginé de donner aux fournisseurs un accès à une quantité supplémentaire de courant fourni par EDF au tarifs afin qu’ils puissent reporter cette baisse sur la facture de leurs clients. On aurait pu faire plus simple en versant une subvention aux clients. Hélas, nos dirigeant ont souhaité repasser par un mécanisme de marché en disant à EDF : “Dorénavant, ce ne sera plus 100 TWh mais 120 qu’il faudra vendre à la concurrence”. Problème, cela a été fait très tardivement : pour 2022, EDF avait déjà soit réservé son nucléaire pour ses propres clients, soit déjà vendu cette électricité à l’avance sur le marché interne pour se protéger des fluctuations des cours. Les 20 TWh, EDF n’en disposait pas !

Demander en 2022 à EDF de donner 20 TWh de plus à ses concurrents revient donc, ni plus ni moins, à lui demander de payer la différence entre les prix de marché et le coût de production. EDF va devoir racheter les 20 TWh de sa propre électricité à environ 80€/MWh sur le marché et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! La commission de régulation a bien annoncé qu’elle allait surveiller le comportement des fournisseurs privés. Les experts pensent qu’il sera difficile de mettre en place cette surveillance.

En résumé, le prix de l’électricité a complètement explosé alors que les coûts de production sont très stables simplement parce qu’on a créé un mécanisme complètement absurde de concurrence. Cette pseudo-concurrence a donné naissance à une une armée de fournisseurs qui ne font que du trading. Les prix ayant flambé dans un épisode spéculatif, l’État, une nouvelle fois, est intervenu en pompier sans régler le problème, via un mécanisme ultra compliqué qui subventionne les fournisseurs en pillant EDF.

« D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer. »

Oui. Malgré ce manque à gagner de huit milliards, personne ne va laisser couler EDF (depuis l’interview, le gouvernement a annoncé une recapitalisation de 2,1 milliards d’euros, ndlr). Antérieurement, EDF était en grande difficulté car les prix de marché étaient trop bas. La conjoncture s’est inversée ces derniers temps et l’entreprise se portait bien grâce à des prix plus hauts. Alors qu’elle avait l’opportunité de remplir ses caisses, on lui demande de donner une partie de ces profits à ses concurrents ! Oui, c’est un problème. D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer.

LVSL : Revenons sur les prix de l’électricité. Vous avez expliqué qu’ils sont largement indexés sur le prix du gaz puisque, pour produire un MWh supplémentaire, le plus simple est d’allumer une centrale au gaz, d’où cette corrélation et la flambée récente. Pour la France, dont l’électricité est produite à environ 70% par le nucléaire, le reste étant essentiellement de l’hydraulique, cette indexation sur le prix du gaz est particulièrement aberrante : comme vous l’avez rappelé, les coûts de production d’EDF ont augmenté de 4%, ce qui est très faible par rapport à la hausse des prix de marché. A l’automne dernier, la France avait demandé à l’Union européenne de définir un nouveau mécanisme de fixation des prix. Elle s’est heurtée à un refus. Êtes vous dans l’espoir qu’une réforme de ces prix de l’énergie puisse être trouvée ?

A.D. : Non, c’est impossible tant qu’on reste dans le marché. Le 21 septembre 2021, sur le plateau de Public Sénat, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, lui-même, expliquait que le marché européen de l’électricité était « aberrant » et « obsolète ». Mais début novembre, devant l’Eurogroupe, il est revenu sur ses propos en disant que le problème n’était pas le marché de gros, mais le marché de détail, c’est-à-dire les contrats qui lient les fournisseurs à leurs clients. On va bricoler des rustines, comme un système de stabilisateur de prix pour les clients individuels – où le fournisseur reverse à ses clients l’écart entre le prix de marché et un prix fixe. On va imaginer des mécanismes de contrats à long terme pour des clients – mais uniquement sur le renouvelable. Troisième rustine possible, on va mettre en place un mécanisme pour garantir la viabilité des fournisseurs… En fait, le ministre ne propose que des mécanismes ultra compliqués. Depuis vingt ans, on n’a cessé d’agir de la sorte. Cette logique a donné naissance à l’Arenh.

« Tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix.»

Ces rustines ne cherchent qu’à contourner le problème du marché de l’électricité. Pourtant, quand on y réfléchit, une telle politique n’a aucun sens ! D’une part, les investisseurs disent qu’il leur faut obligatoirement une visibilité sur leurs revenus car autrement ils ne peuvent pas investir sur des dizaines d’années. D’autre part, les producteurs d’énergie ont aussi besoin de visibilité pour rentabiliser leurs investissements : une centrale à énergie renouvelable est amortie sur 25-30 ans, le nucléaire sur 60 ans. Tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix ! Dans le secteur de l’énergie électrique, Il n’y a logiquement pas de place pour la concurrence. En créant un marché pour rien avec cette activité délirante de fourniture imposée à EDF, on a juste créé un immense bazar, des coûts supplémentaires et de la gêne pour les consommateurs. En outre, un tel système n’aide en aucun cas la transition énergétique.

LVSL : Il y a vingt ans, les associations de consommateurs étaient pourtant plutôt en faveur de la création de ce marché, en disant que la concurrence allait faire baisser les prix… Aujourd’hui, ils en reviennent parce qu’ils voient bien que cela génère tout un tas de coûts supplémentaires comme les activités comptables, le démarchage et, bien sûr, la rémunération des actionnaires…

A.D. : Absolument. Par exemple, la CLCV, Consommation logement cadre de vie, la plus grosse association de consommateurs après UFC-Que Choisir, a carrément écrit un plaidoyer pour un retour au monopole de l’électricité. Les membres de cette association sont vent debout contre l’ouverture du marché : ils expliquent que cela ne peut pas fonctionner et que le problème du démarchage agressif est lié au fait que les fournisseurs n’ont aucun autre moyen de se démarquer. L’UFC-Que Choisir a une position plus ambiguë. Au début, ses dirigeants se sont dit : « puisque les marchés sont ouverts, essayons de faire des achats groupés avec nos clients ». De manière générale, ils deviennent de plus en plus critiques.

On assiste à la même évolution chez les industriels. Fort logiquement : avec l’ouverture de marché, les tarifs ont explosé. Entre 2007 et 2020, le prix de l’électricité a augmenté de 50% hors taxes, alors que les coûts ont augmenté d’environ 1% par an en moyenne. Durant la seule année 2021, si rien n’avait été fait, l’augmentation aurait été de 45% hors taxes sur nos factures ! Or, en 2021, les coûts de production n’ont augmenté que de 4 à 5%. Cette flambée est lié à la volatilité des marchés spéculatifs, qui ne reflètent pas les coûts.

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