“Il y a une relation inverse entre le montant du salaire et l’utilité du boulot”
Note de la rédaction: À noter que le "revenu de base",version David Graeber, est plus proche du salaire à vie que de ce qu'on appelle habituellement revenu de base. C'est un revenu suffisant pour vivre qui sépare "entièrement les moyens d’existence et le travail". Il vous permettra "de décider ensuite ce que vous voulez attribuer à la société", car il sera assorti de l'autogestion.
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Comment définissez-vous les « jobs à la con » – en anglais les “bullshit jobs” ?
David Graeber : Ma définition est entièrement subjective : si les gens trouvent que leur boulot n’a pas de sens, que s’il disparaissait cela ne changerait rien, qu’à la limite le monde s’en porterait légèrement mieux, ça veut dire qu’ils font un job à la con. Les raisons peuvent être différentes : soit ils glandent toute la journée, soit ils ont l’impression que leur travail n’apporte rien à leur employeur, soit c’est carrément leur entreprise ou leur secteur qui est inutile.
Vous posez la question aux employés mais pas au patron. Pourquoi ?
Le patron n’est pas au courant ! Si vous passez votre temps à bidouiller des memes de chats, vous n’allez pas le lui dire.
Combien de gens font des jobs à la con, selon vous ?
Avec ma méthode subjective, je suis probablement en-dessous de la vérité. Les gens qui écrivent des rapports que personne ne lit n’en ont pas forcément conscience ! À l’origine, j’estimais qu’il y avait environ 10 % de bullshit jobs, occupés en général par des CSP+
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Dans votre précédent livre, Bureaucracy, vous avez montré que loin de disparaître en même temps que le communisme, la bureaucratie avait en fait augmenté. Est-ce la cause principale des jobs à la con ?
Oui, mais je veux préciser que c’est la fusion public-privé qui crée le plus de bureaucratie. Je raconte dans mon livre l’histoire d’un type qui était sous-traitant du sous-traitant d’un sous-traitant de l’armée allemande [rires]. Si un haut gradé allemand voulait déplacer son ordinateur portable d’un bureau à un autre, il devait demander à quelqu’un d’appeler quelqu’un pour que quelqu’un d’autre fasse 500 km avec une voiture de location, remplisse un formulaire, mette un truc dans une boîte pour qu’après un autre type le retire. Trois entreprises mobilisées pour ça, c’est dingue, non ? Ce système, le plus inefficace qui soit, a été créé par la privatisation et les partenariats public-privé.
Vous avez manqué votre vocation de cost-killer ! Si vous étiez chef d’entreprise, vous licencieriez tout ce monde ?
Si j’étais chef d’entreprise, je démissionnerais et je donnerais les rênes aux salariés pour qu’ils fassent le tri. Je parie que s’ils étaient copropriétaires de la boîte, ils ne s’obligeraient pas mutuellement à faire un travail idiot.
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Si nous ne suivons pas les règles d’efficience du capitalisme, alors dans quel système vivons-nous ?
On pourrait comparer ça à une sorte de féodalisme. Dans le capitalisme, vous embauchez des gens pour produire des trucs, vous les vendez, et c’est comme ça que vous faites des profits ; le système féodal, c’est de l’appropriation directe. Si vous payez les paysans, c’est du capitalisme ; si vous prenez 50 % de la récolte, c’est du féodalisme. J’ai essayé de savoir quel pourcentage du revenu des Américains partait dans le secteur financier (remboursements de prêts immobiliers, crédits à la consommation, prêts étudiants…).
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Vous défendez l’idée d’un revenu universel. Pourquoi ?
Il existe deux versions du revenu universel : une de droite où on donnerait un revenu aux gens mais en les privant des autres prestations sociales, et une de gauche où on complèterait leurs revenus. Je ne suis d’accord avec aucune des deux. Pour moi, il faut que le revenu universel soit suffisant pour vivre. Je suis pour séparer entièrement les moyens d’existence et le travail. Si vous êtes vivant, vous méritez d’avoir de quoi vivre. À vous de décider ensuite ce que vous voulez attribuer à la société. Avec ce genre de revenu universel, le difficile sera de trouver des gens pour nettoyer les égouts : il faudra les payer très cher ! Mais personne n’acceptera plus un boulot à la con, parce que ce que veulent les gens, c’est se sentir utiles.
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Apparemment, pas mal de jeunes quittent leurs emplois de bureau pour ouvrir des boulangeries. Est-ce une manière de trouver du sens ?
Oui, mais ce sont des gens qui ont les moyens. C’est la forme ultime de violence sociale : seuls les riches peuvent se permettre d’avoir un travail gratifiant !
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Pourquoi travaillons-nous, finalement ?
La vraie question est : comment penser l’activité économique et la valeur des choses autrement qu’en termes de production et de consommation ? Je penche pour une théorie spinozienne du travail, un travail au service du prochain – en anglais caring work, où le but serait d’accroître ou de conserver la liberté d’une autre personne. Et la forme paradigmatique de la liberté est l’activité choisie, autrement dit le jeu. Marx écrit quelque part que l’on n’atteint la véritable liberté que lorsqu’on quitte le domaine de la nécessité et que le travail devient sa propre finalité. C’est aussi la définition du jeu. Ce serait peut-être ça le nouveau paradigme de la valeur sociale : prendre soin les uns des autres de sorte que chacun soit plus libre, profite de la vie, jouisse de la liberté et occupe agréablement ses loisirs. Je vous assure que la société serait bien plus saine sur le plan psychologique et durable sur le plan écologique.
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David Graeber est un anthropologue et militant anarchiste américain. Figure de proue du mouvement “Occupy Wall Street”, il enseignait à la London School of Economics. Son dernier livre, Bullshit Jobs (traduit en 2018 aux éditions Les Liens qui Libèrent) a connu un grand retentissement international. Il vient de nous quitter.