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Coronavirus : "Si toute crise devient guerre, nous sommes condamnés à une guerre à perpétuité !"

Catherine Hass est docteur en anthropologie politique et auteur de l’ouvrage "Aujourd’hui la guerre. Penser la guerre. Clausewitz, Mao, Schmitt, Adam Busch". Elle y analyse les mésusages contemporains de la notion de "guerre".


La déclaration de Macron ["Nous sommes en guerre"] m’a choquée, stupéfaite : je l’ai trouvée à la fois irresponsable et dangereuse. Stupéfaite parce que précisément nous sommes en paix, un point qu’il faut affirmer avec force puisque c’est parce que nous sommes en paix qu’il est possible de limiter une hécatombe pandémique en confinant strictement et durablement la majeure partie de la population et ce, non pas tant pour sauver sa propre peau mais, très largement, celle des plus vulnérables en essayant de ne pas faire exploser en vol les services hospitaliers d’urgence.

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Si Macron ne l’avait dit qu’une seule fois, nous serions restés dans le domaine de la métaphore, d’une dramaturgie de la crise. Mais dès lors qu’il martèle, avec une aisance impérieuse, six fois "Nous sommes en guerre", il s’agit d’autre chose : il dit une intention politique qui, si elle est n’a pas encore livré toutes ses conséquences, a déjà des effets – l’invraisemblable "état d’urgence sanitaire". Ses effets nous éloignent donc la seule rhétorique martiale et perdureront sans doute après la période du confinement puisque sa fin ne marquera sans doute pas la fin de "la guerre". Rappelons que l’état d’urgence décrété après le 13 novembre dura deux ans et que certaines de ses dispositions furent pérennisés dans la loi Collomb sur la sécurité intérieure d’octobre 2017.

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Qu’une crise sanitaire exceptionnelle, fruit de la rencontre d’une pandémie conjoncturelle et d’une crise hospitalière structurelle, exige une réponse sanitaire exceptionnelle et vigoureuse affectant aussi bien le fonctionnement des hôpitaux que certains secteurs industriels en vue d’intensifier la production de masques, de respirateurs, de tests : cela va de soi. Que cette crise relève d’emblée d’un registre guerrier et sécuritaire statuant, pêle-mêle, sur le droit du travail ou les nouvelles prérogatives des préfets, en aucun cas.

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La réitération de cette déclaration de guerre à Mulhouse, outre qu’elle confirme qu’il n’a jamais été question de rhétorique, a également livré sa seconde conséquence : la création de la très énigmatique opération Résilience devant soutenir les populations. ...La résilience venant après le trauma, cette nouvelle OPINT (opération intérieure) laisse entendre que la guerre est destinée à durer.

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Ce qui doit préoccuper les esprits c’est la facilité avec laquelle les politiques glissent vers le lexique martial pour traiter et décider de la politique intérieure : ça c’est nouveau.

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S’il n’est pas curieux que le personnel soignant ne reprenne pas le lexique de la guerre, c’est peut-être parce que c’est l’État qui la déclare et non les gens.

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Placer la santé publique sous l’égide de la guerre, c’est tout simplement l’abandonner en ne la considérant plus pour elle-même dès lors qu’elle est subordonnée à la guerre. C’est donc prioritairement l’état de paix et la santé publique tel qu’il est qu’il nous faut interroger et non celui de guerre.

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Ce qui est certain, c’est que la transposition à la politique intérieure du cadre intellectuel et discursif de la guerre commande l’ensemble de la politique et de ses catégories. En cela, Macron ne se contente pas de convoquer un imaginaire de la guerre. C’est aussi délétère que dangereux.

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Le lexique de la guerre ne laisse aucune alternative : on ne moufte pas et l’on doit se ranger derrière lui au risque de passer du côté de l’ennemi.... et les ennemis, à la guerre, on les tue. Le registre de la guerre tel qu’il est aujourd’hui mobilisé étatise de façon très autoritaire le lexique de la politique. L’aisance avec laquelle il est mobilisé atteste ainsi d’une crise de l’État car il n’est plus en capacité de mobiliser les termes politiques d’une crise autrement que ce terme-là. Affirmer que nous sommes en paix, c’est, d’une certaine façon maintenir le champ des possibles politiques en ne basculant pas toute la politique dans la guerre : sinon, vous la détruisez et il n’y en plus qu’un possible : celui édicté par l’État.


Pour lire l'interview sur Marianne




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