En février 2009 le militant et philosophe Daniel Bensaïd se demandait – s’appuyant sur Marx – si la santé pouvait avoir un prix, de même que la connaissance, et s’il existait un droit inconditionnel au logement, à l’éducation, etc. Il posait ainsi une série de questions fondamentales sur le processus en cours de privatisation du monde, autrement dit sur la destruction néolibérale des services publics et de la logique du commun dont ils sont porteurs ; destruction dont on voit toutes les conséquences dramatiques à l’heure du Covid-19.
En réduisant la valeur marchande de toute richesse, de tout produit, de tout service, au temps de travail socialement nécessaire à sa production, la loi du marché vise à rendre commensurable l’incommensurable, à attribuer un prix monétaire à ce qui est difficilement quantifiable. En tant qu’équivalent général, l’argent aurait ainsi le pouvoir de tout métamorphoser.
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Question d’actualité : à quoi correspond alors le salaire d’un enseignant-chercheur universitaire ?
Le service public peut ou devrait être gratuit, mais l’enseignant ou l’infirmière doit se nourrir et se vêtir. Questions d’autant plus épineuses que la production des connaissances est hautement socialisée, difficilement individualisable, et qu’elle comporte une grosse quantité de travail mort. ... les réformes en cours tendent à transformer notre enseignant-chercheur en vendeur de prestations marchandes. Il serait désormais censé vendre des idées ou des connaissances dont les procédures d’évaluation (comme la bibliométrie quantitative) devraient mesurer la valeur marchande. Pourtant, « entre l’argent et le savoir, point de commune mesure », estimait sagement Aristote.
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La démarchandisation des rapports sociaux ne se réduit donc pas à une simple opposition entre le payant et le gratuit. Immergée dans une économie de marché concurrentielle, la gratuité peut aussi se révéler perverse et servir de machine de guerre contre une production payante de qualité. C’est ce qu’illustre la multiplication des journaux gratuits au détriment d’un travail d’information et d’enquête qui coûte.
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La question centrale de la démarchandisation est par conséquent celle des formes d’appropriation et des rapports de propriété, dont la gratuité (d’accès aux services publics ou aux biens communs) n’est qu’un aspect. C’est la privatisation généralisée du monde – c’est-à-dire, non seulement des produits et des services, mais des savoirs, du vivant, de l’espace, de la violence – qui fait de tout une marchandise vendable.
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Depuis les années 1970 on assiste ainsi à une absolutisation des droits de pleine propriété, à une formidable appropriation privée par les multinationales de la connaissance et des productions intellectuelles et artistiques en général.
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Cette extension du droit des brevets autorise le brevetage de variétés de plantes cultivées ou d’animaux d’élevage, puis de substances d’un être vivant, brouillant du même coup la distinction entre invention et découverte, et ouvrant la voie au pillage néo-impérialiste par appropriation de savoirs zoologiques ou botaniques traditionnels.
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En son temps, l’accaparement privatif des terres fut défendu au nom de la productivité agraire dont l’augmentation était censée éradiquer disettes et famines. Nous assistons aujourd’hui à une nouvelle vague d’enclosures, justifiée à son tour par la course à l’innovation et par l’urgence alimentaire mondiale. Mais l’usage de la terre est « mutuellement exclusif » (ce que l’un s’approprie, l’autre ne peut en user), alors que celui des connaissances et des savoirs est sans rival : le bien ne s’éteint pas dans l’usage qui en est fait, qu’il s’agisse d’une séquence génique ou d’une image digitalisée. C’est pourquoi, du moine copiste au courrier électronique, en passant par l’impression ou la photocopie, le coût de reproduction n’a cessé de baisser. Et c’est pourquoi on invoque aujourd’hui, pour justifier l’appropriation privative, la stimulation de la recherche plutôt que l’usage du produit.
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Comme à l’époque des enclosures, les expropriateurs d’aujourd’hui prétendent donc protéger les ressources naturelles et favoriser l’innovation. On peut leur adresser la réplique que faisait déjà, en 1525, la Charte des paysans allemands insurgés :
« Nos seigneurs se sont approprié les bois, et si l’homme pauvre a besoin de quelque chose, il faut qu’il l’achète pour un prix double. Notre avis est que tous les bois doivent revenir à la propriété de la commune entière, et qu’il doit être à peu près libre à quiconque de la commune d’y prendre du bois sans le payer. Il doit seulement en instruire une commission élue à cette fin par la commune. Par là sera empêchée l’exploitation »6.
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