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BERNARD FRIOT : « LA COURSE À LA PRODUCTION DE VALEUR NOUS MÈNE DANS LE MUR. »

Le monde du travail d’aujourd’hui contiendrait le remède aux maux infligés par le capitalisme. L’économiste et sociologue Bernard Friot, auteur de Le travail, enjeu des retraites (La Dispute, 2019) et, avec Frédéric Lordon, de En travail - Conversation sur le communisme (La Dispute, 2021), explique pour Élucid comment faire advenir de grands changements économiques profitables aux salariés à partir de ce qui existe déjà.


Laurent Ottavi (Élucid) : Quels sont les traits capitalistes les plus problématiques du monde du travail aujourd'hui ?


Bernard Friot : La production est décidée par les détenteurs du capital. Qu’il s’agisse des choix d’investissement, de leur localisation, des embauches et licenciements, rien n’est décidé par les travailleurs. Comme la production doit mettre en valeur le capital, l’utilité de ce qui est produit est secondaire, et une course en avant dans la production de valeur pour la valeur nous conduit dans un mur tant écologique qu’anthropologique. Que les citoyens deviennent les seuls décideurs de la production, en fonction des besoins sociaux, et donc que disparaissent les actionnaires et les prêteurs, est d’une urgence absolue.

« Faire de toute personne majeure la titulaire d’un droit politique au salaire et financer l’investissement sans aucun endettement est à l’ordre du jour de la sortie du capitalisme. »

Élucid : Existe-t-il des institutions non capitalistes aujourd'hui dans le monde du travail à garder, voire à améliorer ?


Bernard Friot : Oui, bien sûr, car le capitalisme est un mode de production contradictoire où la lutte de classes génère un « mouvement réel de sortie de l’état des choses » : c’est la définition que donne Marx du Communisme. Pour m’en tenir au cas de la France, la lutte a commencé à libérer les travailleurs de deux des chantages par lesquels les tient la bourgeoisie : le marché du travail (ou pour les indépendants celui des biens et services) et la dette d’investissement.

Si, quoi qu’ils aient fait, les travailleurs disposant d’un CDI respectant la convention collective ont conservé 84 % de leur salaire pendant le confinement, et mieux encore, si les fonctionnaires l’ont conservé en totalité, c’est que le syndicalisme de classe a été capable d’inventer le salaire à la qualification du poste, qui délie le droit au salaire de la mesure de l’activité : le niveau de qualification, qui détermine le salaire, renvoie à la contribution du poste à la production de valeur économique et non pas à l’activité concrète (puisque des postes aux activités très différentes ont le même niveau de qualification).

Et mieux encore, le salaire à la qualification personnelle, qui lie le droit au salaire non plus au poste de travail, mais à la personne elle-même, a été conquis dans la fonction publique et dans les entreprises comme la SNCF, EDF ou la RATP.

Quant à la libération de la dette d’investissement, nous avons su, dans les années 1960, créer un remarquable appareil hospitalier avec des investissements en partie subventionnés par l’assurance-maladie : les soignants ont travaillé pour soigner, et non pas, comme aujourd’hui, pour rembourser la dette hospitalière, et ça change tout ! La dette - née du gel du taux de cotisation depuis 40 ans - a donné le pouvoir aux gestionnaires, les soignants ont perdu la maîtrise de leur travail, qui a changé de sens, car les protocoles se sont substitués à la clinique, et nous avons dégringolé dans le classement mondial des systèmes de santé.

Faire de toute personne majeure la titulaire d’un droit politique au salaire et financer l’investissement sans aucun endettement est à l’ordre du jour de la sortie du capitalisme.


Pourquoi ne souhaitez-vous pas remettre en cause le salariat alors que vous pensez une sortie du capitalisme ?


Précisément à cause des deux conquêtes de la qualification et de la subvention, qui font du salariat la clé de la sortie du capitalisme. Actualiser ces conquêtes en les généralisant, c’est remettre la production sur ses pieds : les salariés.

Dans le capitalisme, le travail marche sur la tête, ce qu’on appelle « l’avance en capital ». Avant même de travailler, les seuls producteurs de la valeur sont déjà endettés ! Les capitalistes « avancent » de l’argent, créé à la pelle à leur intention par la BCE, à des entreprises dont les travailleurs vont produire des marchandises qui, vendues, vont permettre le remboursement de cette « avance », du profit supplémentaire et, en fin de course, le paiement des salaires. Derniers servis du produit de leur travail, les travailleurs forgent leurs chaînes en remboursant « l’avance ».

Au contraire, le salariat a commencé à instituer la seule avance nécessaire à la production, celle des salaires. Titulaires de leur salaire, les travailleurs sont en mesure d’engager avec la nature les relations nécessaires au travail, de produire les résultats scientifiques et les technologies, d’élaborer et commercialiser les biens et services finaux avec les outils et les intrants ainsi constitués. À la base de quelque investissement que ce soit, il n’y a besoin que de salariés et donc de salaires leur permettant de se procurer les biens finaux nécessaires à leur vie.

Continuer à instituer le salariat, c’est enrichir la citoyenneté de trois droits acquis par tout résidant ayant atteint 18 ans : le premier niveau de qualification et donc le salaire minimum (avec possibilité de monter en qualification au cours de sa vie adulte), la propriété d’usage de ses outils de travail et donc la décision dans l’entreprise, et à l’échelle macroéconomique, la participation aux institutions de coordination de la production, qu’il s’agisse en particulier de la création monétaire, de la propriété patrimoniale des outils, des accords internationaux dans la division du travail, des jurys de qualification ou du choix des investissements.


Devrait-on revoir la définition même que nous avons du travail, trop souvent confondu avec l'emploi ?


Le travail est la partie considérée comme productive de nos activités. L’emploi est une de ses modalités. Et c’est déjà une conquête, car la bourgeoisie ne veut jamais être employeuse, on le voit bien avec ce qu’on appelle l’ubérisation, à savoir l’intervention de travailleurs indépendants là on produisait jusqu’alors avec des salariés employés. Pour pouvoir changer immédiatement les lieux et le contenu de la production en fonction de la valorisation optimale de son capital, la bourgeoisie ne veut pas assumer directement la gestion de productions et de collectifs de travailleurs spécifiques, dont en plus elle aurait la responsabilité. Elle préfère inscrire les rapports de travail sous le voile du « doux commerce » et acheter de « l’ouvrage fait » à des sous-traitants ou ponctionner une partie de la valeur créée par des travailleurs indépendants.


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