La raison d’être de ce bref voyage dans le temps est de montrer que tous les arguments mobilisés sur la question du salaire minimum étaient déjà présents dès les premières heures du capitalisme constitué. Du côté des dominants, la défense des intérêts de classe (n’en déplaise à Marshall) s’est toujours drapée dans les nobles vêtements d’une «science» de plus en plus formalisée, mais dont le message est à peu près immuable: en voulant améliorer leur sort, les «gens ordinaires» (les gens «qui ne sont rien», dirait Macron) risquent de dégrader la situation économique. Et, faute de réussir à bouleverser les rapports sociaux, les dominés oscillent entre législation nationale et compromis locaux. (Décembre 2019)
«Le coup de pouce au Smic, on sait que ça détruit des emplois, donc ça n’est pas la bonne méthode [1].» Cet argument sobrement résumé par Muriel Pénicaud, la ministre française du travail, a une longue histoire que cet article cherche à restituer. Il montre que la tension entre les doctes exposants des lois incontournables de l’économie et les partisans de la justice sociale a toujours existé, et qu’elle subsiste aujourd’hui.
Les lois sinistres de l’économie
«Le cadavre dans le placard de l’Angleterre, c’est que son peuple est sous-alimenté» écrit en 1865 un médecin, Joseph Brown [2]. Il y a «quelque chose de pourri» derrière la puissance économique du pays (p. 2). Mais une augmentation des salaires n’est pas pour autant le remède approprié, car «les lois de l’économie politique sont inexorables ! Violez-les, et le châtiment finira par s’abattre sur vous» (p. 7).Ce dilemme résume parfaitement le point de vue des économistes dominants de l’époque: certes, il existe des situations sociales insupportables mais les lois de l’économie empêchent que l’on puisse y remédier. Telle est déjà la démarche de John Stuart Mill, l’un des économistes les plus influents à l’époque, dans ses Principes d’économie politique [3] publiés en 1848. Mill y examine les «remèdes populaires contre l’abaissement des salaires.» Le moyen le plus simple «pour maintenir les salaires à un taux convenable est une fixation légale [et] quelques-uns ont proposé d’établir un minimum de salaire.» L’idée d’un salaire minimum était donc déjà dans l’air du temps, et on trouve même l’esquisse de ce que le Trade Boards Act de 1909 mettra en œuvre: le niveau du salaire minimum pourrait être fixé paritairement par des «conseils appelés en Angleterre Bureaux de commerce [Trade boards], Conseils de prud’hommes en France [où l’on pourrait] discuter à l’amiable le taux des salaires et les promulguer de manière à les rendre obligatoires pour les patrons et pour les ouvriers. Dans ce système on ne se déterminerait point d’après l’état du marché, mais d’après l’équité naturelle, de manière à donner aux ouvriers un salaire raisonnable et au capitaliste un profit raisonnable» (p. 403).
