La notion de trauma a la part belle ces derniers temps. En matière politique, sous le nom « d’expérience des premiers concernés », la condition de victime règle les processus et les recompositions politiques contemporaines. Selon Chi-Chi Shi, cet état de fait traduit une donnée structurelle de l’ère néolibérale : une individualisation constante des phénomènes politiques. Dès lors, la parole se distribue au gré de ce que chacun et chacune entend témoigner ou révéler. C’est dans ce contexte que Chi-Chi Shi situe l’émergence de l’intersectionnalité, dont il résulte trop souvent une approche de plus en plus morale ou dépolitisée des oppressions. La politique est désertée au profit d’une demande de reconnaissance par les dominants de leurs propres privilèges. Loin de récuser la pertinence d’une lutte contre l’oppression, Chi-Chi Shi en appelle à une reprise dialectique de l’universel et du spécifique, de l’individuel et du collectif, dans une dynamique qui ne résoudrait pas la tension entre les deux termes, mais qui chercherait à la rendre féconde.
Extraits
Dans ce texte, j’entends explorer un paradoxe majeur des politiques de l’identité (identity politics) contemporaines : pourquoi cherchons-nous la reconnaissance de la part des mêmes institutions que nous rejetons en tant qu’elles sont oppressives ? J’affirme que les attaques continues du néolibéralisme sur les bases de la collectivité ont mené à suspecter le concept du « collectif » d’être une contrainte essentialiste. À partir de la théorisation du « colportage de la souffrance » (suffer-mongering) par Wendy Brown, comme caractéristique des politiques de l’identité, je soutiens l’hypothèse selon laquelle les attaques contre le collectif, couplées à l’impératif néolibéral de confession et de création d’un soi « authentique », a conduit à ce que le trauma et la condition de victime deviennent les seules bases sur lesquelles peuvent s’unir les gens. Je vais montrer la manière dont cela se manifeste, de façon discursive, dans le premier trope des politiques de l’identité contemporaines : l’ « l’intersectionnalité ». La mobilisation autour de ce concept analytique a mené à une analyse de l’oppression qui, bien qu’elle prétende être systémique, est totalement dématérialisée et continuellement individualisée. Parce que ce langage présente l’injustice systémique à travers ses effets sur les individus, je soutiens l’idée qu’il y a un élan moralisateur dans ce discours qui mène à un rejet du pouvoir. Au lieu de nous mobiliser pour bâtir un pouvoir collectif, nous nous retrouvons avec une politique de la revendication individuelle, venant d’un ensemble de positions subjectives dispersées. Ainsi, alors qu’il y a un refus de se confronter aux structures institutionnelles de la part des militants « radicaux », la démobilisation et la réification égocentrée de la condition de victime n’offrent aucune perspective cohérente pour créer un futur désirable, au-delà de la reconnaissance universelle de la souffrance. Non seulement cela réoriente le sujet vers la logique du néolibéralisme comme étant, d’une manière ou d’une autre, incontestable, mais cela réduit effectivement la résistance à des revendications adressées aux mêmes institutions rejetées. Je conclurai en suggérant des moyens d’aller au-delà du conservatisme unilatéral de la reconnaissance de la condition de victime et de retrouver l’importance de la construction du collectif comme effort créatif d’agentivité (agency) humaine.
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Dans cet article, je vais d’abord brièvement examiner la logique et les implications de l’avènement du néolibéralisme. Je vais montrer que les pressions exercées par l’individualisation produite par le néolibéralisme ont engendré un climat politique dans lequel la revendication de l’émancipation sonne comme une demande de déstigmatisation et de visibilisation des identités opprimées. Nous explorerons cela à travers le prisme de « l’intersectionnalité », en tant que nouveau visage des politiques de l’identité. L’atomisation de la lutte politique et les pressions exercées sur notre appréhension de l’action collective ont bâti un espace où la prévalence du trauma individuel devient la seule manière de concevoir ce que l’on a en commun. Afin d’aller au-delà de cela, il est nécessaire de ressusciter la saillance politique du collectif comme construction intentionnelle. De cette manière, nous pouvons à nouveau concevoir la solidarité collective comme un produit de l’agentivité humaine en opposition à la solidarité produite de fait par les structures de domination.
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La conception de l’identité qui prévaut dans le discours de l’intersectionnalité aujourd’hui a pratiquement rompu la connexion matérielle entre les catégories identitaires et les moyens de production capitalistes.
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Il y a une focalisation discursive sur les multiples différences entre groupes, mais ce cadre n’exige aucune analyse des systèmes d’exclusion au-delà de leur qualification. Ainsi, la tendance du discours intersectionnel est de situer l’identité en termes purement culturels, écrasant les différentes fonctions de la race, de la classe et du genre de telle manière à ce qu’elles apparaissent comme des descripteurs statiques et intemporels de l’identité, plutôt que comme des catégories dynamiques qui sont activement façonnées par l’oppression et les besoins du capital. Sans cela, l’identité et l’oppression ne peuvent apparaître que comme des discriminations interpersonnelles ; s’il n’y a pas de schéma explicatif pour dire pourquoi le racisme et le sexisme servent des fonctions particulières, ceux-ci ne peuvent qu’être pathologisés en tant que caractéristiques indésirables.
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Brown critique la politique de la souffrance, mobilisant le concept nietzschéen de ressentiment pour affirmer que les gens aujourd’hui ont perdu leur désir de liberté et sont liés à leur oppression. Le ressentiment est le « triomphe du faible en tant que faible », une revanche moralisante des sans-pouvoirs qui cherche à voir la souffrance comme une vertu sociale, et la force et le privilège comme immoraux. Il s’agit du revers de l’objet, renversant la logique de la domination tout en gardant sa logique intacte. Le ressentiment sert une triple fonction : « il produit un affect (rage, droiture) qui submerge la douleur ; il produit un coupable responsable de la douleur ; et il produit un lieu de revanche pour déplacer la douleur (un endroit où infliger la douleur comme la personne souffrante a été blessée)33 ». Les tensions au sein du libéralisme sont responsables du désir de l’identité politisée de restreindre sa propre liberté. Les sujets libéraux, situés et produits par le pouvoir, se voient refuser la compréhension de ce fait par le discours libéral qui déplace la notion de liberté, précédant le « je », qui est antérieur à la socialisation et est libre de s’auto-façonner. Ainsi, le sujet libéral est voué à un échec qu’il cherche à externaliser34.
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Le fait que le véritable soi, une identité authentique, est toujours présent et peut être révélé et jugé publiquement, a toujours été implicite dans les récits de l’identité54. Cela a pris une nouvelle dimension dans le contexte néolibéral de la confession, en ce que la demande de jugement est internalisée et constamment comblée par la confession. Yasmin Nair écrit :Ah, se confesser, toujours se confesser, révéler, toujours révéler, toujours, toujours être Celle Qui Porte Sa Poitrine Littérale et Métaphorique et Qui Dit de Grandes Vérités. C’est ça que veut le néolibéralisme… Comment peut-on vous prendre pour réelle si vous ne vous confessez pas ? Pas de drames tragiques ? Composez-les vous-mêmes ! Mais, toujours : confessez-vous et révélez-vous55.Aujourd’hui c’est la confession du trauma, des « drames tragiques » en tant que « grandes vérités », qui est la marque du soi authentique. Les expériences de l’oppression sont réifiées comme authenticité, tout comme les questions politiques sont réduites à la moralité.
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Conclusion
Afin d’aller au-delà des effets dépolitisants de l’individualisation que j’ai identifiés, il est nécessaire de reconsidérer l’importance politique de la construction d’un collectif en tant que voie pour concevoir des manières de vivre alternatives. La façon dont nous pensons actuellement l’identité collective découle d’expériences partagées de trauma, imposées de l’extérieur. Bien qu’il soit important de reconnaître les éléments psychiques du trauma et de la souffrance, il est tout aussi important d’éviter de réifier ceux-ci en tant qu’identité. Comment passons-nous d’une coalition de la souffrance à une compréhension commune de nos expériences, à une nouvelle perspective pour bâtir un nouveau monde ? Qui peut apparaître ? Comment les sujets peuvent-ils négocier leur désir de reconnaissance avec la nécessité de transformer ce que cela signifie que d’être reconnu ?
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