Fabian Scheidler, journaliste et dramaturge allemand, a publié en 2015 La fin de la mégamachine, un ouvrage important qui retrace l’histoire et les apories de la civilisation industrielle et sa logique d’accumulation sans fin. Terrestres propose ici pour la première fois des extraits en français.
Extraits:
L’État autoritaire ne fut pas la seule institution monstrueuse créée au début des Temps modernes. Aussi puissante que lui, si ce n’est même plus, et tout aussi monstrueuse, est une deuxième institution, étroitement liée à lui : la société anonyme.
En 1602 est fondée la Compagnie néerlandaise des Indes orientales : c’est la première société anonyme au sens actuel. Elle obtient de l’État néerlandais un monopole commercial dans tout le secteur des océans indien et pacifique.Pour faire négoce de ses actions, la première bourse des valeurs du monde, longtemps la plus importante, fut créée peu de temps après à Amsterdam.
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Pour la première fois dans l’histoire économique, les investisseurs eurent un droit formellement reconnu de ne pas garantir avec leur fortune les pertes et les nuisances provoquées par la Compagnie.
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La Compagnie poussa ainsi à son terme le processus de désencastrement de l’économie hors du ménage (en grec : oikos)6. Elle était libérée de tout lien aux êtres humains, aux lieux et aux relations sociales réelles, ainsi que de toute responsabilité humaine. Autrement dit, elle devint une sorte d’entité métaphysique, immortelle comme les anges, et comme eux dénuée de tout ancrage spatial.
La puissance économique de cet être non terrestre n’aurait pas pu, cependant, être imposée sans le recours massif à la violence physique. Dès sa fondation, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales avait obtenu le droit de constituer sa propre armée avec des soldats qui devaient lui prêter serment de fidélité.
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Toute société humaine, y compris son économie, est un sous-système de la planète Terre. Elle vit des échanges matériels de ce système d’ordre supérieur, de sa capacité à mettre à disposition de l’eau, de l’air respirable, de la nourriture, des minéraux et des conditions météorologiques un tant soit peu stables8. La Terre peut très bien se débrouiller sans sociétés ni économies humaines, mais ces sociétés et ces économies ne peuvent pas une fraction de seconde exister sans le système vivant ultra complexe qu’est la Terre. Si le système d’ordre supérieur s’effondre, le sous-système périt aussi. Pour cette simple raison, l’idée que l’économie et la technique humaines puissent dominer la nature est absurde.
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La grande machine se précipite peu à peu dans le mur et ses pilotes jouent à l’aveuglette sur divers régulateurs, ce par quoi ils ne font au final qu’empirer la situation. Car les seuls dispositifs qui pourraient maintenant nous être d’une aide quelconque n’ont jamais été installés : un frein et une marche arrière.
