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Un « journalisme » d’insinuations


Nous publions ici le post d'un abonné de Là-bas si j'y suis qui a relevé sur France inter le sournois amalgame opéré entre GJ et actes antisémites.

Mardi 12 février, le journal de 8 heures de France Inter, présenté par Laurence Thomas, annonce en premier titre « la hausse spectaculaire des actes antisémites en France, + 74 % en 2018 ». Si l’on est révolté par toute forme de racisme, on écoutera le sujet avec beaucoup d’attention. Et l’on constatera, non sans surprise, qu’il s’agit en réalité d’un reportage sur l’antisémitisme et le mouvement des « gilets jaunes ».

On sait qu’il peut arriver à un certain journalisme de l’à-peu-près de se contenter d’insinuations sans jamais que l’auteur ne se sente obligé d’étayer son propos. Ce qui est dit doit alors être tenu pour vrai, et l’auditeur auquel on présente des analyses et des accusations explicites – si graves soient-elles – n’a pas à attendre la moindre preuve ou le moindre élément à charge : il devra juste croire sur parole. L’ouverture du journal de 8 heures ce matin-là sur France Inter est un cas d’école en la matière.

Laurence Thomas envoie son premier sujet après les titres : il sera donc question d’antisémitisme. Elle énumère : « le portrait de Simone Veil barré d’une croix gammée, un tag « Juden » écrit en lettres jaunes sur la vitrine d’un restaurant à Paris, ou encore l’arbre en mémoire d’Ilan Halimi scié dans l’Essonne. » Des faits alarmants, révoltants, auxquels aucun humaniste ne peut rester insensible. On tendra donc l’oreille, révulsé par ces horreurs, dans l’espoir d’un éclairage sérieux sur ce fléau, car il est manifestement en pleine expansion. Laurence Thomas enchaîne, sans sourciller : « à l’heure d’Internet au mouvement des "gilets jaunes", des universités aux cités de banlieue, le phénomène s’étend et prospère ».

Le chapô est dit, il mérite qu’on s’y arrête un instant. Résumons : Internet, les « gilets jaunes », les universités et les cités de banlieue. Voici nommées de façon très explicite les pouponnières de ce mal insidieux. On attend donc la suite de la démonstration avec impatience. Car lorsqu’on manifeste tous les samedis avec les « gilets jaunes » pour plus de justice sociale et qu’on n’a encore jamais entendu le moindre propos antisémite, ni dans les cortèges, ni sur les ronds-points, on peut légitimement espérer être informé de ce à côté de quoi on est aveuglément passé jusqu’alors.

C’est Yann Gallic qui signe le premier reportage : « des insultes, des menaces, des tags et des graffitis, mais aussi des agressions physiques ou des homicides, 541 actes antisémites ont été recensés l’an passé dans notre pays. » Bien sûr, ça fait froid dans le dos, mais on attend toujours le lien avec les « gilets jaunes » annoncé en introduction. Il arrive. Et tenez-vous bien : la source annoncée sera tout ce qu’il y a de plus officielle. Car voici Yann qui continue : « cette haine anti-juive de plus en plus décomplexée et insidieuse semble se banaliser, elle s’est même accentuée ces dernières semaines avec le mouvement des "gilets jaunes" selon le gouvernement… » Ah, si c’est le gouvernement qui le dit, on va avoir des informations fiables. On peut du moins l’espérer ; et ça se précise : « …d’où l’inquiétude de Christophe Castaner », nous dévoile le redoutable journaliste d’investigation qui tend alors le micro au ministre de l’Intérieur. Cette fois, plus aucun doute, on va l’avoir, notre acte d’accusation en bonne et due forme.

Mais le ministre qui dénonce grosso modo l’antisémitisme comme une attaque contre la République n’ira pas plus loin, et on reste parfaitement frustré. En quatre lignes, la source très officielle n’a aucun exemple à donner qui serait issu du mouvement des « gilets jaunes ». Il ne fait aucune référence à l’idée d’un lien entre les deux phénomènes. Le mot « gilet jaune » n’est même pas prononcé. Pour une démonstration imparable, c’est ballot. Car n’en doutons pas, si Castaner avait eu le moindre fait antisémite à exposer, imputable au mouvement ici accusé, il ne s’en serait pas privé. Mais rien. Juste une légitime indignation et aucun mot qui renvoie à l’insurrection du moment. La responsabilité des « gilets jaunes », à ce point, n’est donc toujours pas acquise à qui cherche à savoir le vrai : elle n’est pas même évoquée par « le gouvernement », comme le promettait pourtant notre reporter quelques secondes auparavant. Alors on écoute encore, espérant que tout ça va sûrement être mis en lumière.

Yann Gallic enchaîne et, parlant d’un « antisémitisme aux multiples visages », il passe la parole à Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Avec un titre pareil, c’est assurément une source fiable qui va enfin nous éclairer sur la responsabilité des « gilets jaunes » dans cette inquiétante haine montante. Écoutons-le : « moi j’y vois la résurgence d’une extrême droite violente, une extrême droite virulente, sur les réseaux sociaux, sur Internet, mais qui aujourd’hui n’hésite plus à passer à l’acte. Et quand je dis passer à l’acte, c’est dans la rue, c’est sur des pancartes, c’est sur des banderoles. » Nous y voilà. Les pancartes, les banderoles : les « gilets jaunes » ne sont pas loin. On les tient presque. Les antisémites vont montrer leur vrai visage…

Le problème est que, là encore, aucun exemple concret ne viendra étayer les accusations sous-jacentes. Celui qui passe ses samedis dans la rue et ses soirées sur les ronds-points pourrait très légitimement demander à voir les pancartes et les banderoles antisémites en question. Il ne les verra pas. Il n’entendra pas un slogan, pas un témoignage. Pas un mot, pas une trace. Pas même l’ombre d’une trace. Le journalisme d’investigation, c’est tout un art.

« Parfois les choses, d’ailleurs, sont assez signées, continue le délégué interministériel, quand sur le portrait de Simone Veil, vous avez des croix gammées, je crois qu’il n’y a pas tellement beaucoup de doutes sur les auteurs de ce type de pratiques. » Aucun doute, ça, on est d’accord : l’extrême droite n’en est pas à son premier fait d’armes. Bien. Mais les « gilets jaunes », dans tout ça ? On nous avait promis leur culpabilité… quoi de tangible jusqu’à présent ? Encore un effort, on veut la démonstration !

Laurence Thomas reprend l’antenne et marque quelques points dans ce sens. « Haine des Juifs, haine de la démocratie : depuis le début de la crise des "gilets jaunes", on enregistre plus de 80 dégradations de permanences parlementaires ». Enfin du chiffre, du tangible, du mesurable : 80 dégradations !

Notons juste que les dégradations en question n’ont rien d’antisémites : ce sont des dégradations de permanences parlementaires, elle l’a dit elle-même. On est donc encore loin du sujet… mais qu’importe, le reportage se déroule, l’air de rien. Jusqu’à présent, il n’est montré aucune intention d’étayer les accusations, si graves soient-elles, et l’auditeur curieux reste toujours sur sa faim. Mais continuons, ça va sûrement arriver.

C’est donc à présent un reportage de Delphine Evenou qu’annonce la présentatrice :« dans ce petit village breton de Calanhel, dans les Côtes-d’Armor, à une demi-heure de route de Motreff, où la maison de Richard Ferrand a failli être incendiée, les 230 habitants se sont réveillés dimanche matin avec des séries de tags injurieux sur fond de revendications politiques ». C’est à l’auditeur de faire le rapprochement : où il y a de la revendication politique, l’antisémitisme n’est sûrement pas très loin. Et notre éminente reportrice nous guide dans cette réflexion : « ISF », « RIC », « élus tous pourris », « collabo : LaREM = corruption », Delphine Evenou a méticuleusement relevé tous les tags et les énumère un à un, appuyée par un témoin de choix, le maire du village en personne. C’est de l’info brute, de la réalité de terrain, du direct dans son expression la plus crue. Et Delphine n’hésite pas à nous livrer tels quels ces éléments nouveaux, d’autant plus terrifiants qu’ils sont cette fois-ci parfaitement concrets : « ISF », « RIC », « élus tous pourris », « collabo : LaREM = corruption » voilà mot à mot ce que l’on peut lire sur les murs de ce pourtant très paisible petit village breton. Pareilles inscriptions se passent sans doute de commentaires, et l’auditeur éclairé devra lui-même en décrypter savamment le caractère antisémite, car on ne lui en dira pas plus. C’est que l’investigation doit avancer : ce sont à présent les coupables qu’on recherche et si ça va trop vite pour vous, vous n’aurez qu’à réécouter le podcast. Alors concentrons-nous, la suite sera sûrement édifiante.

C’est Delphine qui continue, pétrie de cette imparable quête du vrai qui caractérise les journalistes émérites de la très respectable radio de service public : elle tend son micro aux habitants choqués, c’est vous dire si elle n’a peur de rien. Et voici donc l’habitant choqué qui vient à s’indigner dans le poste qu’on salisse à ce point des élus respectables, des gens du cru, des gens proches du peuple qui « ne méritaient pas ça ».

On irait volontiers de sa petite larme, mais on attend toujours, à ce point-là, qu’on nous explique en quoi le mouvement des « gilets jaunes » est antisémite. On nous l’a promis plusieurs fois dans l’article et vu la gravité de l’accusation, il serait tout de même surprenant d’arriver au bout sans qu’on nous donne ne serait-ce qu’un ou deux éléments à charge. Restons à l’affût, donc, ça va sûrement venir.

Car Delphine ose tout. Elle a su se frayer un chemin dans la jungle des campagnes sordides où il faut se battre pour aller chercher l’information. « Au bout de la rue, deux hommes, plus taiseux : ils ont leur petite idée sur les tagueurs », nous déclare-t-elle le front encore en sueur. L’intrépide journaliste de terrain est en première ligne, elle tend son micro au peuple rural, soyons attentifs. C’est une voix bourrue estampillée locale, un des deux taiseux du bout de la rue, donc, qui va effectivement dévoiler la petite idée en question : « moi, je vois ça plus des "gilets jaunes". »Transcrit tel quel, syntaxe incluse. Il n’en dira pas plus. Le micro est déjà reparti. Inutile d’en dire plus de toute façon, la démonstration est faite. L’étau se resserre sur le coupable. L’investigation est une science redoutable.

Car la messe est dite : c’est bien eux. De la voix même du peuple, et vous l’avez entendue : c’est bien eux, les « gilets jaunes », et plus rien ne permet d’en douter. Que la presque évidence vaillamment soutirée au taiseux local n’ait strictement aucun lien avec quelque haine des Juifs que ce soit ne doit poser aucun problème : vous êtes toujours dans le sujet d’ouverture du journal de 8 heures de ce mardi 12 février 2019 sur France Inter, consacré à la hausse inquiétante des actes antisémites en France, et cela doit vous suffire.

Nul besoin d’étayer, de prouver ou même d’enquêter : un simple cheminement hypothético-déductif suffira car France Inter ne prend pas ses auditeurs pour des imbéciles. « Gilets jaunes » = tags = haine de la démocratie = haine des Juifs. Donc : « gilets jaunes » = antisémitisme, CQFD, et que vous faut-il de plus ? De la nuance ? Aucun problème, le journalisme sérieux et objectif sait répondre aux légitimes exigences du métier. Ça se fait à la fin, en général. À présent que la « démonstration » est faite, qui a cloué l’insurrection des « gilets jaunes » à l’infamant pilori de l’antisémitisme, il ne reste plus, dans un louable souci d’honnêteté intellectuelle, qu’à nuancer. C’est l’indispensable cachet de crédibilité et nos procureurs du jour, en vrais journalistes professionnels, le savent bien. Alors ils vont nuancer, et ça clôturera parfaitement ce sujet d’ouverture rondement menée.

C’est encore Delphine – décidément très scolaire et appliquée – qui s’y colle. Elle continue son tour du village, en quête d’une nuance. Très professionnelle, elle trouvera sans difficulté : « son gilet jaune, Anne-Sophie-quarante-et-un-ans le porte fièrement depuis le 17 novembre. Elle tient un rond-point tous les week-ends à quelques kilomètres, et elle est très remontée. » Très remontée, bigre… voilà un parfait sujet à nuance ou je ne m’y connais pas.

Delphine a eu du flair, c’est donc Anne-Sophie-quarante-et-un-ans qui va incarner la cerise sur le gâteau de cette édifiante leçon de journalisme nuancé : elle sera l’indispensable exception qui confirme la règle. Écoutons-la : « on restera pacifiques, on est un groupe plus que pacifique et là, je trouve inadmissible d’avoir fait ça, parce ça discrébilise (sic) notre mouvement. Je suis persuadée que ça ne vient pas forcément des "gilets jaunes" », affirme haut et fort la nuance de service, avec ce soupçon de syntaxe hasardeuse qui rend si charmants les départements reculés de notre grand pays. Une chose est sûre en tout cas, ce n’est ni elle, ni ses proches camarades militants qui ont saccagé les murs du village. Voilà qui détend tout le monde : les « gilets jaunes » ne sont donc pas tous pétris de cette « haine des Juifs, haine de la démocratie » qu’annonçait l’introduction de ce reportage fort heureusement nuancé. Et pour parfaire cette touche d’optimisme dans un monde d’antisémites, Delphine n’a plus qu’à conclure avant de rendre l’antenne : « vendredi soir, un grand débat est organisé dans le canton. Anne-Sophie ira, le maire Cyril Jobic aussi, et tous les deux se parleront, comme ils disent l’avoir déjà fait très cordialement lors d’une première réunion la semaine dernière. »

Après quatre minutes et six secondes d’un sujet qui a implacablement associé l’antisémitisme et les « gilets jaunes », Laurence Thomas peut reprendre l’antenne et passer au titre suivant la conscience tranquille : nous sommes tous rassurés de savoir que même si ce mouvement est évidemment antisémite, on peut quand même encore prouver, pour peu qu’on ose battre la campagne profonde, qu’il y en a des bien, comme dit la chanson.

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#Médias #Giletsjaunes

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