Après Commercy (2/2). Dynamique de groupe et économie politique des «gilets jaunes»
L’économie politique des GJ à la lumière du mouvement chartiste
La résonance (du mouvement chartiste) avec le mouvement des Gilets jaunes est évidente. Elle renvoie à la force motrice de ces mouvements, qui ne sont ni purement politiques, ni purement économiques, mais une combinaison dynamique des deux. Tous deux réagissent à des situations d’exclusion politique des classes populaires et conçoivent l’action publique – revigorée par un train de réformes institutionnelles visant à accroître la participation citoyenne – comme le levier privilégié pour engager des réformes sociales en faveur des classes populaires.
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Comme les chartistes, mais dans le contexte économique profondément transformé, ils (les gilets jaunes) pensent que l’action de l’Etat peut remédier à leur situation sans toucher aux mécanismes de l’accumulation capitaliste, ni même, ou seulement de façon marginale, à ceux de la redistribution secondaire.
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Cette vision d’un référendum (le RIC) se substituant au jeu des mécanismes institutionnels et détaché de l’idée d’une refonte globale de la vie publique repose sur une vision de la politique comme liste de questions discrètes, pouvant être résolues sur le mode d’un quiz par un corps de citoyens atomisés (et donc « libres »). Se trouve ainsi reconduite la dépolitisation de l’action publique mise en œuvre par la « gouvernance » néolibérale, qui s’acharne à éliminer toute vision de la politique comme affrontement entre courants d’idées, porteurs de projets dotés d’une cohérence d’ensemble et aptes à hiérarchiser les priorités et les prises de décision.
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En cultivant l’illusion antipolitique d’une tabula rasa des médiations, au lieu de s’atteler à la tâche de leur réinvention, elles ne peuvent qu’encourager la « verticalité » du pouvoir, la fuite en avant autoritaire inhérente à l’État néolibéral et à laquelle les institutions bonapartistes de la Ve République semblaient dès l’origine prédestinées.
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L’économie politique du chartisme s’est révélée incapable de faire face à la disjonction entre la sphère économique et la sphère politique institutionnalisée par l’État libéral en voie de maturation. Le socialisme et, surtout, l’action syndicale ont pris le relais d’un mouvement politique qui connaît son dernier éclat en 1848.
Sauf changement d’orientation, qui paraît pour l’instant peu probable, le mouvement des Gilets Jaunes, surgi d’un corps social et d’un système politique ravagés par des décennies de néolibéralisme, ne peut qu’aboutir à une forme similaire d’impuissance.
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À la racine de cette impuissance se trouve l’idée, profondément enracinée dans le « sens commun » de notre époque, qu’il est possible d’améliorer la vie de celles et ceux qui sont broyés par la machinerie du capital sans s’attaquer à autre chose qu’aux effets superficiels de son fonctionnement. Or, comment arracher une concession, même modeste, sans aller vers des ruptures profondes avec le régime du capitalisme néolibéral qui s’avère dans son essence même incompatible avec toute forme de compromis favorable au intérêts des classes dominées ?
En écrivant ces lignes, me vient soudainement à l’esprit la réponse d’un GJ à un journaliste de France inter qui lui demandait ce qu’il pensait des premières concessions qu’avait faite le gouvernement en annonçant la suppression de la taxe sur les carburants. Elle revenait à dire « quoi qu’ils lâchent, il n’y aura jamais assez ». Affleurait dans ces propos l’idée que le mouvement portait sur quelque chose qui échappait à toute quantification en même temps que l’impossibilité de mettre des mots sur cette aspiration. On ne saurait sans doute mieux désigner le décalage entre la perception d’un intolérable de la situation présente du monde et l’incapacité radicale d’en imaginer un autre. Faire de ce décalage le point d’un conflit qui ouvre sur l’invention d’un possible mais aussi sur celle du chemin qui permet de le réaliser, telle est peut-être la formulation de ce qu’il s’agit à présent de tenter.
