Note de la rédaction: L'analyse de Bruno Latour est critiquée par André Gunthert, dans un article intitulé: Dépolitiser les gilets jaunes, dont voici le début:
"Dans un entretien récent à Reporterre, le sociologue Bruno Latour dénie toute dimension politique aux Gilets jaunes. Cette lecture est elle-même marquée par un refus manifeste d'identifier la nature politique des revendications du mouvement des ronds-points («La justice sociale, c’est comme l’amour maternel, tout le monde est pour. Cela veut dire quoi, d’un point de vue pratique?»). Le directeur scientifique de Sciences Po ne veut y voir que le spectacle d’une «indignation». A défaut d’une élaboration qui permettrait de transformer leur «plainte» en programme, les Gilets jaunes ne seraient que des révolutionnaires de pacotille, incapables de structurer leur action.
Cette vision fait peu de cas d'un rapport de force qui a bel et bien mis en difficulté le pouvoir au cours de l’hiver 2018-2019. Elle naturalise l’apolitisme revendiqué des activistes, et refuse de prendre en compte les caractères dynamiques qui transforment progressivement le sens et l’action de tout mouvement social, en fonction de la réponse qu’il suscite. Elle n’explique pas le soutien massif et constant d’une majorité de la population, en dépit des efforts pour diaboliser le mouvement."
Voilà maintenant quelques extraits de l'interview de Bruno Latour par Reporterre :
Qu’est-ce que le mouvement des Gilets jaunes révèle de l’épuisement de l’organisation politique et économique de notre société ? Quel est le rôle de l’État ? De la société civile ? Quelle place occupe l’écologie dans la transformation de la société ? Dans cet entretien, Bruno Latour livre ses réflexions sur ce moment politique « enthousiasmant ».
Bruno Latour est sociologue, anthropologue et philosophe des sciences.
Reporterre — Vous avez vécu Mai 68 à Dijon. Y a-t-il un rapport entre Mai 68 et les Gilets jaunes ?
Bruno Latour — Très peu. En 1968, on était dans la politique d’inspiration, de changement de société. Là, on est dans quelque chose d’autre, un virage général qui demande un changement beaucoup plus important. En 1968, on était encore dans l’imaginaire qu’on pourrait appeler « révolutionnaire » : la société se prenait comme objet et se transformait en quelque sorte librement — on restait entre humains. C’était déjà complètement impossible, évidemment, mais l’imaginaire révolutionnaire continuait comme en 1789. Et c’est vrai qu’entre 1789 et, disons, 1814, il n’y avait pas eu beaucoup de différences techniques de production matérielle, alors que, pourtant, les changements sociaux avaient été énormes. Alors que maintenant, il faut changer énormément de choses pour satisfaire la plus minuscule des revendications sur le déplacement des voitures et le prix du pétrole ou sur l’alimentation. L’idée d’émancipation de la société par elle-même avait beaucoup plus de plausibilité en 1789, déjà beaucoup moins en 1848, plus du tout en 1968 et absolument plus maintenant. Le poids de la technosphère exige maintenant un changement complet de ce qu’est la politique.
...
On a besoin ... de se poser trois questions : « Quels sont les êtres et les choses qui vous permettent de subsister ? » Et pas seulement d’argent. Puis : « De quoi dépendons-nous ? Qui dépend de nous ? » Et ensuite : « Que sommes-nous prêts à défendre ? Qui sommes-nous prêts à attaquer ? Avec qui se défendre ? »
Il ne faut pas sauter directement à la troisième question, qui risque sans cela d’être trop générale et de ne procurer aucune capacité d’agir. Il n’est pas si facile de savoir tout de suite, sur une question précise, qui sont nos ennemis et surtout avec quels alliés les combattre efficacement. Pour avoir des intérêts, il faut être capable de décrire les situations.
C’est d’autant plus indispensable que, aujourd’hui, l’ignorance sur la façon de changer complètement notre système de production est totale et partagée. Si l’on revient aux cahiers de doléances de 1789, il y a une différence très importante, c’est que quand 1789 est arrivé, il y avait eu trente ou quarante ans de discussions dans toutes les élites et dans le Tiers État sur les réformes à faire. Aujourd’hui, l’État français n’a pas la moindre idée de comment sortir du système de production et passer à une situation écologico-compatible. En fait, ce n’est pas à l’État de le penser, il n’en est pas encore capable.
...
ce n’est pas la peine d’être prophète pour prévoir que la crise actuelle préfigure toute celles qui vont venir : comment concilier justice sociale et atterrissage sur la terre… ou ce que j’appelle le terrestre. Ça, c’est la politique des cent prochaines années.
...
il ne faut pas rater l’occasion pour que des gens nombreux s’aperçoivent de la différence énorme entre exprimer une opinion sur une injustice en l’adressant à l’État, et s’organiser eux-mêmes pour démêler dans leurs conditions d’existence avec qui s’associer contre qui. Ce sont les désaccords sur des questions qu’il faut creuser, et au début elles sont forcément locales, précises. Ensuite, ces questions se délocalisent mais elles ne deviennent pas générales et globales pour autant. Elles sont plutôt réticulées. En tous cas, on n’est plus comme des lentilles dans un sac de lentilles. À partir du moment où les questions deviennent une cause, elles constituent un échantillon de société civile, qui va devenir une doléance au sens technique du terme. Des amis et des ennemis vont se révéler. Et là, on revient à de la politique classique, qui a toujours été organisée autour de causes.
