Dans un rapport accablant sur l’alimentation publié par la revue médicale The Lancet, les auteurs pointent notamment la responsabilité des multinationales de l’agroalimentaire dans la double épidémie de sous-alimentation et d’obésité qui touche notre planète. Ils dénoncent également leur responsabilité dans le réchauffement climatique. L’occasion de publier ci-dessous un chapitre tiré du livre La dette cachée de l’économie, dans lequel nous analysions les origines et les dérives de ce système moribonde, dominé par l’agrobusiness.
S’il est bien un domaine où la géographie Nord-Sud garde toute sa pertinence, c’est celui de l’alimentation mondiale. Il suffit d’observer la carte du monde de la malnutrition pour constater les ravages de la faim dans les pays du tiers-monde. C’est là un des plus grands échecs du système économique actuel : alors que la production agricole n’a jamais été aussi abondante, une personne sur sept souffre de la faim, au moins un tiers des aliments produits sont gaspillés [1] et le nombre de personnes en surpoids dépasse désormais le nombre d’affamés. Ces chiffres démontrent à eux seuls l’absurdité du modèle agricole dominant, gangrené par des impératifs de profit sans borne et de concurrence à outrance. Or les causes historiques expliquant cette situation sont précisément les mêmes que celles qui expliquent la detteécologique : colonisation, exploitation intensive, plans d’ajustement structurel… En d’autres termes, les modifications de la production agricole, d’abord par le colonisateur, ensuite par les institutions financières internationales à travers les règles du jeu du commerce mondial, imposent de reconnaître que la dette agricole, alimentaire, fait partie intégrante de la dette écologique. En effet, les facteurs affectant l’environnement finissent toujours par avoir une incidence sur l’alimentation des populations.
Une vieille histoire
Une fois de plus, pour comprendre les inégalités alimentaires d’aujourd’hui, il faut revenir quelques siècles en arrière. Dès la colonisation, la structure de la production alimentaire des pays du tiers-monde fut totalement transformée dans le but de fournir aux métropoles les ressources dont elles avaient besoin. La promotion du « tout-à-l’exportation » au détriment des cultures vivrières rendit ces pays extrêmement vulnérables aux aléas climatiques. Mike Davis démontre ainsi de façon magistrale la responsabilité des politiques coloniales dans de nombreuses famines survenues au XIXe siècle dans la « périphérie » à la suite d’une série de sécheresses liées au courant marin El Niño. Dans de nombreux pays, écrit-il, « la sécheresse acheva une paysannerie déjà mise à genoux par l’ouverture au marché mondial » [2].
Car, à l’instar des paysans anglais plusieurs siècles auparavant, des milliers de producteurs furent rendus dépendants d’un approvisionnement extérieur, aux conditions du marché, par la soumission de l’agriculture au modèle colonial capitaliste. Les conséquences en sont encore visibles aujourd’hui, 70 % des pays du Sud étant des importateurs nets de produits alimentaires [3].
Cette mise au pas des agriculteurs du Sud se poursuivit après les indépendances. Ici encore, l’utilisation de la dette fut fondamentale, puisque les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale ne firent que renforcer la priorité déjà donnée aux cultures d’exportation, nécessaires à l’accumulation de devises [4]. C’est ainsi que la dépendance au marché mondial des pays du tiers-monde s’accentua. Le meilleur (ou le pire ?) exemple en est probablement Haïti, qui, autrefois autosuffisant, est aujourd’hui contraint d’importer du riz, notamment en provenance des États-Unis [5].
