Au mois de mai dernier, Édouard Louis publiait Qui a tué mon père. Dans cet ouvrage ramassé et poignant, l’écrivain rappelle que la politique est toujours in fine une question de vie ou de mort, qu’elle s’exerce sur les corps. Si le corps usé du père d’Édouard Louis « accuse l’histoire politique », c’est que les classes dominées subissent dans leur chair la violence sociale qui leur est faite, c’est que le corps cassé, épuisé de l’ouvrier incarne et résume l’injustice de l’ordre capitaliste. Six mois plus tard, le mouvement des gilets jaunes redouble sur la scène politique ce qui a eu lieu sur la scène littéraire.
LE GILET JAUNE… ET LE CORPS QUI LE REVÊT
Édouard Louis commente ainsi l’irruption des corps populaires à la faveur du mouvement des gilets jaunes : « J’ai du mal à décrire le choc que j’ai ressenti quand j’ai vu apparaître les premières images des gilets jaunes. Je voyais sur les photos qui accompagnaient les articles des corps qui n’apparaissent presque jamais dans l’espace public et médiatique, des corps souffrants, ravagés par le travail, par la fatigue, par la faim, par l’humiliation permanente des dominants à l’égard des dominés, par l’exclusion sociale et géographique. Je voyais des corps fatigués, des mains fatiguées, des dos broyés, des regards épuisés. » L’irruption des corps dominés passe d’abord par l’emblème que les manifestants se sont choisi : le gilet jaune est un signal. Signal d’un corps vulnérable qu’il s’agit de faire apparaître, de mettre en évidence. Signal d’un corps en danger qu’il faut rendre visible, signaler à l’attention et à la vigilance d’autrui. Les gilets jaunes sont le signal du retour du corps des pauvres en politique.
Les très nombreux blocages de ronds-points et de péages, ou simplement la présence en ces lieux, manifestent l’importance du corps dans le mouvement. Les gilets jaunes font physiquement obstacle – souvent avec bienveillance – à la circulation des personnes et des marchandises, ils sont autant de grains de sable dans la fluidité rêvée de l’économie néo-libérale. Leurs corps sont ce qui coince, ce qui grippe, ce qui achoppe. Le gilet jaune, porté par un automobiliste en panne ou un travailleur sur un chantier d’autoroute, est aussi le signal d’un corps immobile au milieu du mouvement général et incessant. Voilà pourquoi tout commence avec le prix de l’essence : les gilets jaunes, grands perdants d’une société qui exalte et exige la mobilité de tous, sont le symbole de la France immobile, non pas en ce qu’elle serait rétive au progrès ou repliée sur elle-même et fermée au monde, mais parce qu’elle n’a tout simplement pas les moyens de la mobilité qu’on lui impose, ou parce qu’elle refuse la mobilisation des corps dans le grand déménagement du monde néo-libéral. Le gilet jaune est la formidable métonymie de ces corps en détresse, de ces corps immobilisés dans et par leur condition sociale.
