L’avènement d’un événement historique est toujours inédit, quelle que soit sa forme. Celui des «gilets jaunes» l’est sans doute encore davantage. Les rapprochements, les analogies, les similitudes avec les événements d’hier: révoltes, insurrections, soulèvements ne sont recherchées que dans le but de donner un sens à l’événement qui intrigue et inquiète.
Toujours les mouvements restent l’objet d’un enjeu interprétatif au terme duquel l’une ou l’autre signification l’emporta et détermina, après l’avoir construit, le sens de l’histoire. Mais le mouvement qui fait l’histoire est bien différent. Contradictoire, avec des protagonistes insaisissables, aux expressions conflictuelles, il se présente, inattendu et sans devenir apparent. Aussi l’analyse de sa complexité est-elle d’autant plus importante que sa réalité, aux multiples facettes, est masquée par les discours partisans qui recouvrent les actes et les paroles singulières dont l’expression s’estompe. De ce point de vue le soulèvement des «gilets jaunes» ne fait pas exception.
Si nous acceptons de saisir l’événement tel qu’il se donne à voir, le mouvement est parfaitement intelligible. Prévisible, il l’est comme symptôme des échecs passés; celui des organisations «ouvrières» politiques et syndicales, dépossédées de leur puissance d’agir et réduites à l’incapacité de conserver les droits acquis; mais aussi celui d’un État «libéral» dont les promesses de justice sociale n’ont cessé d’être reportées. La cohérence, souvent contestée, du mouvement n’en est pas moins lisible. Mises bout à bout, avec des nuances, les revendications convergent vers beaucoup plus d’équité. Cependant, en l’absence de leader identifiable, la peur que le soulèvement suscite brouille les cartes des commentateurs qui n’y voient que des expressions «gazeuses» ou chaotiques. Parce que rien n’est comme avant, tout devient trouble. L’irruption de la protestation est d’autant plus déstabilisante que la population qui l’exprime expose des gens mal aimés, écartés des débats et des bénéfices d’une économie financiarisée. Une population sans tradition politique, mal désignée par ce terme de «peuple» toujours commode, mais qui ne dit rien de sa spécificité sociale.
