Je me joins à ce que dit pierre sur le caractère social, de convention, du concept de valeur économique. Toutefois je pointe un danger à la réduction de ce concept de convention sociale. Si la valeur est un concept qui émerge d'une convention sociale, il ne faut pas lire "convention" comme une discussion entre personnes se mettant d'accord sur la valeur des choses. Cette convention émerge dans le capitalisme du fait d'une pratique, souvent inconsciente, non réflexive. D'où des phrases de Marx du type "ils ne savent pas ce qu'ils font mais ils le font". Par exemple l'échange marchand est une pratique sociale qui détermine la valeur des choses dans un mode de production capitaliste à travers des institutions (les marchés) qui cadrent quantitativement la valeur que certains biens et services peuvent avoir. Concernant la force de travail l'échange marchand n'existera pas, donc elle n'aura pas de valeur déterminée puisqu'elle ne s'échangera pas, si son prix est trop élevé pour permettre une plus-value pour l'employeur. En un certain sens, le marché du travail n'existe que sous condition de plus-value. Donc la forme que prend l'échange, par les institutions qui le mettent en place, implique par essence l'exploitation. Ici nous voyons que l'essence du capitalisme, l'extorsion de plus-value, n'est pas décorrélée de l'apparence que cette extorsion prend. C'est en ce sens que la forme compte. Et que modifier cette forme de la détermination de la valeur des choses, par exemple dans la fonction publique où l'emploi d'un fonctionnaire n'est pas dépendant de la mise en valeur de capital et où le prix de sa force de travail n'est pas soumise aux même pré-conditions que sur le marché du travail est une pratique de la valeur non capitaliste. C'est ce que tente de souligner les thèses du salaire à vie. Une autre pratique non capitaliste de la valeur, consciente (conventions collectives, gestion démocratique des échelles de salaires, des évolutions qualifiantes, etc.) Ces deux modes de pratique de la valeur (échange marchand de la force de travail sur le marché du travail et échange non marchand de la force de travail dans la fonction publique) sont toutes deux des "convention sociales". Il est important de souligner que ce qui se joue ici est plutôt la conscience, ou disons le niveau de démocratie, de ces institutions de la valeur concurrentes entre elles : dans le capitalisme nous assistons à une détermination de la valeur par une convention sociale (une pratique sociale d'échanges sur des marchés) qui est organisée autour d'un rapport entre les choses. L'offre et la demande de biens et services, la concurrence, entraine une détermination de la valeur par une mise en rapport des choses entre elles. La production dans son entier est dirigée par les mouvements de prix qui dirige par ici ou par là les forces de travail, les matières premières, les forces productives en fonction d'un profit espéré du fait d'un prix potentiel de vente supérieur ou inférieur à un autre secteur, etc. De l'autre côté ce qui est déjà là dans la fonction publique est un noyau de détermination de la valeur plus démocratique, plus maitrisé, par les hommes. A l'origine de la sécurité sociale, des conventions collectives cadrant le prix de la force de travail, s'est trouvé un débat entre les hommes, l'organisation d'un pan entier de l'économie par un rapport entre les hommes. Du coup c'est la forme des institutions de détermination de la valeur qui compte, la forme de ce rapport social, de cette "convention sociale". Je dis cela parce que les néolibéraux ou ordo-libéraux comme Hayek font également du marché une "convention sociale" dont les hommes ont choisi la domination parce que cette forme de rapport entre les hommes leur convenait bien afin de maximiser leur utilité. La question est donc plutôt la forme que cette convention sociale prend. Je dis également cela puisque la détermination de la valeur n'a rien à voir non plus avec un goût, une subjectivité, c a d "le regard de la personne qui lui accorde de la valeur"... Ce regard est cadré par des institutions. C'est bien contre le fait que les hommes aient leur mot à dire dans la détermination de la valeur capitaliste que Marx écrit que nous subissons une organisation par un rapport entre les choses plutôt qu'un rapport entre les hommes. Maintenant, qu'en est-il de la valeur des choses dans un mode de production capitaliste ?
Il est vrai que la valeur des choses (biens, services, force de travail etc.) dans le mode de production capitaliste est égale au temps de travail socialement nécessaire à leur production.
Mais cette quantité, ce "temps" de travail socialement nécessaire n'est pas à chercher à "l’intérieur" des choses, ce n'est pas une qualité de la chose, du bien produit. Comme une personne l'a dit ici, un bien peut être produit en 3 ou 12h de travail selon l'habileté du travailleur. Donc comment est déterminée la "bonne" quantité de travail socialement nécessaire ?
Là encore il ne faut pas distinguer essence et apparence. C'est dans la forme de détermination (la concurrence des travailleurs entre eux, et des entreprises produisant un même bien entre elles), c'est à dire dans l'apparence de l'échange marchand que se trouve la "clé", le rapport de prix, des choses. A long terme l'entreprise non concurrentielle est évincées, et le prix moyen socialement nécessaire s'impose. Si je décide de filer du coton avec des machines plaquées or pour mon bon plaisir et que mon concurrent utilise des fileuses classiques bah je ne vais pas pouvoir réaliser ma plus-value car mes prix de productions seront trop élevés. Dès lors c'est les producteurs moins cons (ou moins dandy, ceux ne voulant pas tout plaquer en or par gout personnel) qui vont s'imposer et au prix concurrentiel (toujours fixé par la confrontation des offres et demandes). Si l'on suit ce raisonnement, il nous donne le prix d'un bien mais pas la mesure de ce "temps de travail socialement nécessaire". Là encore il faut penser le "temps" non pas comme un temps physique et linéaire mais comme un rapport social. Nous devons remonter un peu plus haut pour y voir plus clair sur la détermination de cette quantité de "temps de travail" dans un bien ou un service.
1) La valeur est un rapport social, ce n'est pas parce que des choses ont une valeur que les hommes les échangent mais comme on l'a dit, par une pratique de l'échange, d'un mise en rapport des choses, que le concept de valeur émerge, et que le concept de travail humain est reconnu.
Comme le souligne Marx :
« Ce n’est donc pas parce que les produits de leur travail ne vaudraient pour eux que comme enveloppes matérielles d’un travail humain que les hommes établissent des relations mutuelles de valeur entre ces choses. C’est l’inverse. C’est en posant dans l’échange leurs divers produits comme égaux à titre de valeurs qu’ils posent leurs travaux différents comme égaux entre eux à titre de travail humain. Ils ne le savent pas, mais ils le font pratiquement. » Dès lors l'essence de la valeur est le travail, qui prend la forme de "valeur économique" validée par l'échange marchand dans le mode de production capitaliste. Le travail n'est pas, là encore, défini par une quelconque matérialité, une activité concrète, mais plutôt par un rapport social qui le valide comme travail lorsque les biens s'échangent. Si j'échange un produit que j'ai fait par un produit que vous avez fait, je reconnais dans celui que vous avez fait une production humaine du fait de leur mise en rapport dans un échange. Si je refuse d'échanger mon produit avec le vôtre en un certain sens je refuse de reconnaître votre activité lors de sa production comme "travail", comme "travail abstrait", c a d comme contenant une valeur. Je ne le refuse pas subjectivement encore une fois, puisque je refuse d'échanger, pratiquement, l'échange ne se faisant pas, la reconnaissance a échoué.
2) Seuls les produits échangés ont leur travaux concrets qualifiés comme travail abstrait et c'est cette somme de travaux concret (de temps de travail social) qui est la valeur. La valeur est la somme des prix des biens produits reflétant le temps de travail social, c a d la somme des travaux humains (qualifiés comme travail) dépensés.
=> Lors de l'échange s'opère donc un mouvement de qualification d'une qualité commune des biens : être le produit d'un travail humain. Donc une opération qualitative (au sens de qualifiante)
3) Mais lors de l'échange marchand s'opère aussi une mise en rapport quantitative ( 1 bière = 2 grammes de cocaïne). C'est ce mouvement quantitatif qui va distribuer (en fonction de la concurrence, de l'offre et de la demande, etc.) rétroactivement le "temps de travail socialement nécessaire" à la production de la bière ou de la cocaïne en répartissant la valeur globale différemment selon les secteurs, les producteurs au sein d'un même secteur, etc. Il n'y a pas de valeur intrinsèque, essentielle, d'une part du travail social (d'un des biens échangé, ou de la force de travail à l'origine de cette bière). Il y a une valeur macroéconomique produite par une somme de temps humain mais sa définition microéconomique (sa répartition) dépend toujours d'un rapport concurrentiel entre ces biens.
Mais si une bière = 2g de cocaïne et s'il a fallu une heure de travail concret pour produire la bière mais deux heures de travail concret pour produire les deux grammes de cocaïne comment pouvons-nous dire que leur valeur est celle du temps de travail socialement nécessaire à leur production ? C'est ici que rentre la distinction entre travail simple et travail complexe chez Marx. Et que le temps de travail socialement nécessaire est un concept non physique (ne se mesure pas en temps physique) ni linéaire.
Comme la bière et la cocaïne ont été échangé, les différents travaux à l'origine de leur production ont une qualité commune de travail humain et un rapport quantitatif fixé. Le producteur de cocaïne a le droit à la moitié moins de "part de travail social" sous forme de rémunération pour son heure de travail que le producteur de bière. Dès lors, la pratique de l'échange porte en elle le fait que certains travaux concrets "mieux récompensés" sont des "travaux complexes" et d'autres des "travaux simples". C'est ici que réside la distinction entre travail manuel/intellectuel et non dans la nature du travail concret (ce n'est pas l'essence d'une activité qui est manuelle ou intellectuelle, il faut du savoir pour planter un clou... et écrire sur du papier matériel lorsqu'on discoure théoriquement) ! La division marchande du travail implique une inégalité, une non-linéarité du temps de travail. Une heure d'un intellectuel aujourd'hui est mieux rémunérée qu'une heure d'un prolo. De cette inégalité de répartition de la valeur émergent les distinctions de classe. L'intello produit du temps de travail socialement nécessaire complexe car il "vaut" une part du travail social plus importante. Rétroactivement, l'échange marchand produit donc:
une qualité commune aux travaux concrets
un rapport quantitatif (droit à une part de la valeur toujours une production collective et sociale)
Une distinction de classe entre travail complexe et simple reflétant la "non linéarité" du temps de travail selon l'horloge capitaliste. Ou pour Paul Valery "la mode"
Donc on peut reboucler ici. Un bien est vendu a son temps de travail socialement nécessaire, celui-ci est déterminé lors de l'échange marchand par la concurrence entre producteurs, travailles, par la confrontation de l'offre et de la demande etc... Ce temps de travail socialement nécessaire (cette quantité) ne pré-existe pas essentiellement à une pratique mais c'est la pratique de l'échange qui produit sa qualité (de travail abstrait, d'essence de la valeur), mais fixe également sa quantité (rapport des prix) et les contradictions de classes qui vont avec (travail manuel simple/ complexe intellectuel).
Nous avons un mouvement assez hégélien ici : "l'essence c'est l'apparence bien comprise". Il n'y a rien derrière les apparences, c'est dans les apparences que l'essence des choses doit se trouver. Pour reprendre Paul Valéry ce qu'il y a de plus profond chez l'Homme, c'est la peau". Nous avons donc ici affaire à une approche dialectique matérialiste. Les concepts abstraits (valeur, temps de travail socialement nécessaire etc.) ont une existence et une performativité bien réelle comme directeurs de rapports sociaux capitalistes mais trouvent leur origine dans une pratique matérielle, dans ces mêmes rapports sociaux historiquement déterminés. C'est ce qu'on nomme chez Hegel encore des "abstractions concrètes". La valeur est une abstraction, un rapport social, non palpable, mais trouve son origine dans l'organisation de la production matérielle. Le mauvais matérialiste tentera de trouver l'origine d'un prix dans des coups de production ou une utilité individuelle, le matérialiste dialectique saura que c'est un rapport de force institutionnalisé par des structures de valorisation (le marché du travail Vs fonction publique) qui est à l'origine du prix. Désolé c'était long, j'espère ne pas avoir été trop violent. Mais le processus de valorisation est toujours violent.
Kévin, le 25 août 2018
