Celui qui s'en sort dans les organisations actuelles du travail [dans l'emploi], n'est ni le plus fort, ni le plus intelligent, mais le plus rapide. L'augmentation des tâches à accomplir est présente partout, dans tous les secteurs professionnels, à des niveaux d'intensification qui pulvérisent toutes les limites neurophysiologiques et biomécaniques.
Les effets de l'hyperactivité sur la santé sont connus: épuisement physique et psychique, troubles du sommeil, de l'éveil, de l'attention, de la concentration, de la mémoire. Troubles cardio-vasculaires, hypertension ou hypotension, accident de travail, conduite addictive.
Un ouvrière d'usine m'explique qu'elle visse 27 bouchons à la minute. Elle mime le geste devant moi.
-Comment tenez-vous le rythme?
C'est dur. Il y a d'abord que je n'ai pas le choix, je dois travailler. il n'y a que la rage dans ce travail, je la mets dans le geste et ça m'accélère. Des fois je vais tellement vite que je ne pense plus. je suis devenue un robot, dit l'ouvrière en mimant encore et encore le geste de vissage dont son corps n'arrive plus à se délester. l'hyperactivité comme défense contre la souffrance venant du travail [dans l'emploi]. L'ouvrière dit que lorsque la haine devient trop forte, elles font des crises de nerfs. Elles vont s'allonger dans le vestiaire. Au bout d'un quart d'heure, le chef d'atelier vient les chercher et elles reprennent leur place. L'organisation du travail a tout prévu, même la crise de nerfs qui évacue le trop plein d'excitation. Retour au degré zéro. retour à la chaîne. Economie psychique versus économie de marché. Faire corps avec l'hyperactivité demandée devient une stratégie défensive contre la souffrance, dans un retournement contre soi de la violence imposée. L'ouvrière dit également qu'en allant plus vite que la cadence demandée, elle dégage une marge de liberté, une individualité, un triomphe temporaire. Athlètes de la quantité, voilà leur destin.
L'hyperactivité est-elle d'origine organisationnelle : les méthodes managériales utilisées orchestrent l'assujettissement des corps et des psychismes pour une productivité sans cesse accrue, ou est-elle réactionnelle : le sujet se shoote au travail comme d'autres à la drogue pour calmer son vide intérieur ou son angoisse ? Il revient à la clinique de répondre à la question..
Serge, directeur d'antenne, a le souci de bien faire. [Il aime se dépasser. Il a le culte de] l'effort, de l'endurance, des frontières sans cesse reculer qui "font qu'on est vivant". Emporté par sa spirale activiste, Serge est un salarié en or pour une organisation du travail productiviste et sans cadre légal sérieux. Il ne compte pas ses heures supplémentaires, ne sait plus "partir en vacances" de son travail et dans sa tête. On ne peut cependant pas considérer qu'il y a capture de son fonctionnement psychique individuel par la culture d'entreprise. Si toute critique est abolie chez le patient, ainsi que toute capacité de résister à la demande d'augmentation des performances, ce n'est donc pas à cause des promesses de réussite, de puissance et de richesse qui lui ont été faites. Il semblerait même que Serge n'ait pas obtenu la reconnaissance de sa hiérarchie mais celle de ses pairs uniquement. Chez Serge, la souffrance générée par la surcharge de son poste et les horaires en augmentation constante est compensée d'évidence par une augmentation de l'excitation. Il n'oppose à son épuisement, à la perte de toute sphère privée que l'intérêt pour son travail jamais démenti.
Monique, qui est chargée de gestion, a un goût prononcé pour l'organisation, pour la rapidité dans l'exécution des tâches, et le souci de se montrer particulièrement efficace. Autant de qualités qui vont se retourner contre elle. Elle décrit son patron comme particulièrement exigeant ce qui renforce sa propre exigence intérieure. Pendant quelques années, très motivée, elle ne mesure pas les heures supplémentaires à effectuer. [Quand elle commence à avoir des problèmes de santé, elle se révolte], mais elle se heurte à un mur : son directeur nie la lourdeur de son travail et critique son perfectionnisme. Elle finit par s'écrouler: "Mon employeur m'a fait contrôler chez moi pendant mon arrêt comme s'il ne croyait pas à la réalité de ma maladie Je m'en voulais de mon écroulement, je me sentais minable, plus bonne à rien. [Puis] une illumination m'a traversée : je vais me tuer, et ce sera fini!"
[Certains théoriciens pensent que] c'est le défaut d'imagination qui fait du sujet un hyperactif compulsif. [D'autres, dont l'auteur de cette compilation et sûrement aussi Marie Pezé, que] l'hyperactivité est la conséquence des efforts déployés par le sujet pour assumer des contraintes croissantes imposées par l'organisation du travail tout en continuant à fournir un travail de qualité. A partir d'un certain niveau d'intensité, le travail [dans l'emploi] entre en concurrence avec la possibilité de penser.
Nos athlètes de la quantité parfait rouages du productivisme demandé s'excitent puis s'usent, puis disparaissent, escamotés par la maladie, vite remplacés par d'autres. certains décident de partir avec fracas et les suicides au travail se multiplient dans un contexte de chômage massif, de peur collective, de perte organisées des solidarités, avec notre consentement à tous. beaucoup de cynisme érigé en équivalent de courage, de force de caractère. Oui il y a bien quelques obsessionnels, quelques pervers de caractère, mais surtout trop de servitude volontaire.
Extraits du livre de Marie Pezé: Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés
Pour un CR complet et plus détaillé du livre et des profondes conséquences de ces abus sur la santé mentale et physique des victimes, on peut consulter cet article et bien d'autres mais c'est encore mieux de lire le livre!
