Jusqu’à l’époque de Speenhamland*, il avait été impossible de trouver une réponse à la question de savoir d’où venaient les pauvres. Il y a pourtant un accord général chez les penseurs du 18ième siècle : paupérisme et progrès sont inséparables. Ce n’est pas dans les régions stériles ou au milieu des nations les plus barbares que les pauvres sont les plus nombreux, mais dans celles qui sont les plus fertiles et les plus civilisées, écrit John M’Farlane en 1782.
C’est dans la première moitié du 16ième siècle que les pauvres avaient fait leur première apparition en Angleterre. ; ils étaient devenus voyants en tant qu’individus non rattachés au manoir, « ou à tout autre supérieur féodal », et leur transformation progressive en classe des travailleurs libres a résulté de la combinaison de la féroce persécution du vagabondage et de l’encouragement donné à l’industrie du pays, puissamment aidée par l’expansion continue du commerce extérieur. Au cours du 17ième siècle, le paupérisme est mentionné plus rarement. Les Quakers, qui ont été pionniers dans l’exploration des possibilités modernes d’existence, ont reconnu les premiers que le chômage involontaire devait résulter de quelque défaut dans l’organisation du travail. Mais le système de marché ne s’était pas encore développé et on ne voyait pas sa faiblesse intrinsèque. Entre 1696 et 1818, la population a certes triplé mais les impôts locaux ont augmenté vingt fois. Le paupérisme est devenu une menace mais son sens n’est encore clair pour personne.
Il a fallu que le sens de la pauvreté fût bien compris pour que le 19ième siècle entre en scène. La ligne de partage des eaux se place vers 1780. Dans le grand travail d’Adam Smith, l’assistance aux pauvres ne pose pas encore de problèmes. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que la question est évoquée de manière très générale dans La Dissertation on the poor laws** de Townsend et pendant un siècle et demi elle va occuper les esprits. La Dissertation tourne autour des chèvres et des chiens [qui vivent] sur l’île de Robinson Crusoé, dans le Pacifique. Pas besoin de gouvernement pour maintenir l’équilibre (entre les deux espèces] ; il est rétabli par la faim qui tenaille les uns, la rareté de la nourriture pour les autres. De ce point de vue nouveau, on peut considérer que la société comporte deux races : les propriétaires et les travailleurs. Le nombre de ces derniers est limité par la quantité de nourriture, et aussi longtemps que la propriété sera sauve, la faim les poussera à travailler.
La nature biologique de l’homme apparaissait comme la fondation donnée d’une société qui n’est pas d’ordre politique. Pour l’essentiel, la société économique est fondée sur la triste réalité de la nature ; si l’homme désobéit aux lois qui gouvernent cette société, le féroce bourreau étranglera la progéniture de l’imprévoyant. Les lois d’une société concurrentielle sont placées sous la sanction de la jungle. La véritable signification du problème torturant de la pauvreté se révèle maintenant : la société économique est soumise à des lois qui ne sont pas des lois humaines.
Ce qui amena les économistes orthodoxes à chercher les fondements [de la société économique] dans le naturalisme, c’est la misère de la grande masse des producteurs, qui était inexplicable autrement. Aux yeux des gens de l’époque, les faits étaient en gros les suivants : dans le passé, le peuple des travailleurs avait vécu d’ordinaire à la limite de l’indigence ; depuis l’arrivée des machines, ils n’avaient certainement jamais dépassé le niveau de subsistance ; et maintenant que la société économique était finalement en train de prendre forme, il était indubitable que décennie après décennie, le niveau de vie matérielle des pauvres travailleurs ne s’améliorait pas mais n’empirait plutôt.
Le processus [de la Révolution industrielle] n’en était encore qu’à ses débuts et les travailleurs s’entassaient déjà dans de nouveaux lieux de désolation, les villes dites industrielles de l’Angleterre ; les gens de la campagne étaient devenus les habitants déshumanisés des taudis ; la famille se trouvait sur le chemin de la perdition ; et de grandes parties du pays disparaissaient rapidement sous les montagnes de poussier et de ferraille que vomissaient les « fabriques du diable ».
[Mais] une calamité sociale est avant tout un phénomène culturel et non pas un phénomène économique que l’on peut mesurer par des chiffres de revenu ou des statistiques démographiques. La révolution industrielle a transformé en moins d’un demi-siècle de larges masses d’habitants de la campagne anglaise, une population installée, en migrants apathiques. Ce n’est pas l’exploitation économique, comme on le suppose souvent, mais la désintégration de l’environnement culturel de la victime qui est alors la cause de la dégradation. Le résultat est qu’elle ne se respecte plus elle-même et qu’elle perd ses critères moraux.
On peut citer l’exemple célèbre de l’Inde. Dans la seconde moitié sur 19ième siècle, les masses indiennes ne sont pas mortes de faim parce qu’elles étaient exploitées par le Lancashire ; elles ont péri en grand nombre parce que les communautés villageoises indiennes avaient été détruites. La source réelle des famines de ces cinquante dernières années est le marché libre des céréales, combiné à un manque local de revenus. Des récoltes insuffisantes ont naturellement fait partie du tableau, mais en expédiant des céréales par chemin de fer, on a trouvé moyen de secourir les zones menacées ; malheureusement les gens étaient incapables d’acheter les céréales à des prix qui montaient en flèche, ce qui sur un marché libre était obligatoirement la réaction à une pénurie. Autrefois il y avait de petites réserves locales pour parer aux récoltes insuffisantes, mais on avait cessé de le faire, ou bien elles avaient été emportées dans le grand marché. C’est pourquoi la prévention de la famine a désormais pris le plus souvent la forme de travaux publics, pour permettre à la population d’acheter à des prix plus élevés.
Sous le régime du féodalisme et de la communauté villageoise, « noblesse oblige », la solidarité de clan et la réglementation du marché, on ne peut empêcher les gens de mourir de faim en suivant les règles du jeu.
Les conséquences de l’établissement d’un marché du travail sont manifestes aujourd’hui dans les pays colonisés. Il faut forcer les indigènes à gagner leur vie en vendant leur travail. Pour cela il faut détruire leurs institutions traditionnelles et les empêcher de se reformer, puisque dans une société primitive l’individu n’est généralement pas menacé de mourir de faim à moins que la société dans son ensemble ne soit dans ce triste cas. « Il n’y a pas de famine dans les sociétés qui vivent à la limite de la subsistance ». C’est parce que l’individu n’y est pas menacé de mourir de faim que la société primitive est, en un sens, plus humaine que la société de marché, et en même temps, moins économique. Chose ironique, la première contribution de l’homme blanc au monde de l’homme noir a consisté pour l’essentiel à lui faire connaître le fléau de la faim.
Or ce que le Blanc pratique aujourd’hui encore à l’occasion dans des contrées lointaines, à savoir la démolition des structures sociales pour en extraire l’élément travail, des Blancs l’ont fait au 18ième siècle à des populations blanches avec les mêmes objectifs.
Rétrospectivement on mettra à l’actif de notre époque [les années 1940] d’avoir assisté à la fin du marché autorégulateur. Les années 1920 ont vu le prestige du libéralisme économique à son zénith. Des centaines de millions d’hommes ont subi le fléau de l’inflation ; des classes sociales entières, des nations entières ont été expropriées. La stabilisation des monnaies est devenue le point focal de la pensée politique des peuples et des gouvernements ; la restauration de l’étalon-or est devenu le but suprême de tous les efforts organisés dans le domaine de l’économie. On a reconnu le remboursement des prêts étrangers et le retour à une monnaie stable comme les pierres de touche de la rationalité en politique, et on a considéré qu’aucune souffrance personnelle, aucun empiétement sur la souveraineté n’était un sacrifice trop grand pour recouvrer l’intégrité monétaire. Les privations des chômeurs auxquels la déflation avait fait perdre leur emploi ; le dénuement des fonctionnaires congédiés sans même une retraite de misère ; et même l’abandon des droits de la nation et la perte des libertés constitutionnelles ont été jugés comme un prix équitable à payer pour répondre aux exigences de budgets sains et de monnaies solides, ces à-priori du libéralisme économique.
Les années 1930 ont vu les absolus des années 1920 remis en cause. Après quelques années où les monnaies ont été plus ou moins rétablies et les budgets équilibrés, les deux pays les plus puissants, la Grande Bretagne et les Etats-Unis, se sont trouvés en difficulté, ont abandonné l’étalon-or et ont commencé à manipuler leurs monnaies. Les dettes internationales ont été répudiées en bloc, les plus riches et les plus respectables ont cessé de tenir compte du dogme du libéralisme économique. A partir de 1935, la France et quelques autres états qui avaient conservé l’étalon-or ont été forcés de l’abandonner par le trésor de la Grande Bretagne et des Etats-Unis, qui étaient autrefois les garants jaloux du crédo libéral.
Dans les années 1940, le libéralisme économique a subi une défaite encore plus dure. Quoique la Grande Bretagne et les Etats-Unis se fussent écartés de l’orthodoxie monétaire, ils conservaient les principes et les méthodes du libéralisme dans l’industrie et le commerce, l’organisation générale de leur vie économique. Ce fut-là, on allait le voir, un facteur qui précipita la guerre, mais aussi un désavantage dans la conduite de cette guerre, puisque le libéralisme économique avait créé et entretenu l’illusion que les dictatures étaient prédestinées à une catastrophe économique.
Les dogmes séculaires d’une organisation sociale embrassant l’ensemble du monde ne sont pas délogés par les événements d’une décennie. Les apologistes du libéralisme répètent, avec des variations infinies, que les responsables de nos maux ne sont pas le système concurrentiel et le marché autorégulateur, mais les ingérences dans ce système et les interventions sur le marché, les passions du nationalisme et de l’antagonisme des classes, les intérêts établis et par-dessus tout, l’aveuglement des travailleurs, qui n’ont pas su voir qu’une complète liberté économique était en fin de compte bénéfique à tous les intérêts humains, y compris les leurs. C’est ainsi qu’un grand progrès intellectuel et moral a échoué à cause des faiblesses intellectuelles et morales de la masse du peuple ; que les réalisations de l’esprit des Lumières ont été réduites à néant par les forces de l’égoïsme. Voilà en quelques mots toute la défense des tenants de l’économie libérale. A moins qu’elle ne soit réfutée, ils continueront à occuper le terrain dans le débat.
Notes
*Un autre article du blog est consacré à cette loi qui, en reconnaissant le « droit de vivre » des pauvres, a retardé la création d’un grand marché de l’emploi après la tragédie de la Révolution industrielle.
**Un autre article du blog est consacré à la Dissertation de Townsend : Les chèvres et les chiens ou la naturalisation de la société économique.
Extraits de La Grande Transformation de Karl Polanyi
