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Ambroise Croizat, le Bâtisseur de la Sécu


Le film s’ouvre sur les obsèques d’Ambroise Croizat, le 11 février 1951 où se pressent un million de personnes. Un hommage grandiose au bâtisseur de la Sécurité sociale. Aucun homme n’a été depuis l’objet d’une telle ferveur populaire, et pourtant Ambroise Croizat a complètement disparu de la vie politique.

La vie d’Ambroise Croizat est un roman. Il nait dans une famille ouvrière et vit la vie des ouvriers, très proche encore de la misère décrite dans Germinal : une vie sans protection sociale, une vie dans la peur du lendemain.

Ouvrier métallurgiste à Briançon, son père, Antoine Croizat lance la première grande grève en mars 1906 pour l’obtention d’une caisse de secours, les prémices de la Sécurité sociale. Il est licencié en 1906 et la famille va s’installer dans la région lyonnaise. Puis c’est la Grande Boucherie, Antoine doit partir au front et Ambroise se retrouve chef de famille à 13 ans. Il se fait embaucher comme aide ajusteur dans une usine métallurgique et 3 jours après, il adhère à la CGT. Il anime toutes les grèves de la région lyonnaise et au Congrès de Tours, en décembre 1920 il adhère au parti communiste. En 1927, il est secrétaire de la Fédération CGT des Métaux. Il part sur la route faire un « tour des grèves » (Bordeaux, Marseille, Grenoble, Tourcoing) avec deux valises : dans la première, ses effets personnels et dans la seconde des livres et tracts militants. Le 3 mai 1936, le Front populaire gagne les élections et arrive au pouvoir. Le nombre des députés communistes passe de 7 à 72, c’est la révolution ! Croizat est député communiste du 14ième arrondissement de Paris. On le retrouve dans la grève qui a animé cet immense brasier populaire. Il est à la fois sur le terrain et dans les bureaux pour transformer cette immense ferveur en lois.

A ce moment de l’histoire que nous racontent principalement Michel Etiévent, Frédéric Pierru et Bernard Friot, arrive dans le film la fille d’Ambroise Croizat, Liliane Croizat, dont le témoignage est des plus émouvants. C’est une vieille dame humaine, simple et directe à travers laquelle on croit voir son père.

Elle a 6/8 ans quand ce dernier est arrêté en 1939. Le Pacte germano-soviétique donne l’occasion à la droite d’en finir avec les communistes. La presse communiste est interdite, le PC est dissous. Le 7 octobre 1939, Ambroise Croizat est arrêté sur le seuil de l’Assemblée générale avec 39 autres députés communistes. A la Santé, ils sont traités comme des détenus de droit commun tandis que les membres de la Cagoule, d’extrême droite, bénéficient du régime politique. Le 20 mars 1940, 30 députés sont jugés pour avoir propagé des mots d’ordre de la 3ième Internationale. Le 3 avril 1940, après 11 jours de procès à huis-clos devant un tribunal militaire, ils sont condamnés à 5 ans de prison, 4000 francs d’amende, et déchus de tous leurs droits civils et politiques. Le 18 mai 1940, on les envoie au Fort St Nicolas à Marseille, puis, à fond de cale, au bagne d’Alger, l‘antichambre de Cayenne.

Sa famille n’a plus de moyens d’existence et, après l’assassinat de Guy Môquet, elle décide de quitter Paris et de se cacher. En novembre 1942, l’Amiral Darlan, délégué du gouvernement de Vichy et le Général Juin qui commande sur place sont surpris en Afrique du Nord par un débarquement américain. Les députés communistes pensent être libérés mais ils devront encore attendre 3 mois et promettre de ne plus faire de politique (promesse qu’ils n’ont évidemment pas tenue). En juin 43, de Gaulle crée à Alger le Comité français de libération nationale et Croizat est nommé par la CGT clandestine président de la Commission du Travail dans l’Assemblée consultative. C’est là qu’ils vont mûrir, avec des résistants et de parlementaires, la grande invention sociale de la libération et toutes les réalisations de 1945. Pendant ce temps, sur le sol national, le CNR élabore un programme dans lequel est stipulé que devra naître un plan complet de Sécurité sociale, et c’est Croizat qui sera chargé de le mettre en œuvre. En août 1944, il rentre en France sur le croiseur Jeanne d’Arc.

A la libération le rapport de force est favorable aux partis de gauche. Le PC recueille 30% des suffrages, la CGT a 5 millions d’adhérents. Ils sortent grandis de leur action dans la Résistance. On parlera de Victoire de l’idée socialiste. Lorsque De Gaulle arrive au pouvoir, la direction de la Sécurité sociale est confiée à un haut-fonctionnaire brillant, Pierre Laroque, qui rédigea les Ordonnances de création de la Sécurité sociale d’octobre 1945, véritable acte de naissance de cette institution.

La grande ambition originelle de la Sécurité sociale c’est d’instaurer une caisse pour toute la population française couvrant les 4 risques fondamentaux : maladie, vieillesse, famille, accidents du travail et maladies professionnelles. Le système est financé par les cotisations sociales (salaire socialisé) et géré par les représentants des salariés (3/4 des sièges aux syndicats et ¼ au patronat). Il s’agissait d’établir une démocratie sociale en parallèle avec la démocratie politique parlementaire traditionnelle.

La principale mutation, affirme Bernard Friot, c’était la gestion ouvrière. C’est ce qui fait l’objet du confit frontal dès le départ.

Le 22 novembre 1945, Ambroise Croizat entre à Grenelle. C’est ici qu’ont défilé 82 ministres du travail, et il est le seul de tous, qui ait connu la misère ouvrière. Imaginez le fils de manœuvre dans ce décor royal ! Mais il n’a pas le temps d’y penser, il sait qu’il faut aller vite et, de fait, il bâtit tout en 7 mois.

La sécurité sociale c’est le droit de vivre : désormais, nous allons en finir avec les angoisses de lendemain. Notre vie ne sera plus un calvaire.

Ça a été une bataille pour la dignité, une bataille pour le droit à la santé à la vie, une lutte pour se dégager de la charité et aller vers la solidarité, explique Michel Etiévent. Je suis ému, je sais ce que je lui dois ! Ma mère était femme de ménage avec 8 enfants à charge et si on a pu avancer tous ensemble, c’est grâce à lui. Allocations familiales, comité d’entreprise, bourses scolaires, il nous a donné la vie, je veux la lui rendre.

Ça a été un énorme travail. Il fallait regrouper des centaines de caisses d’affinité : caisses patronales, confessionnelles, syndicales, mutualistes, départementales.

Il fallait ouvrir des bureaux de sécurité sociale partout dans les villes, ajoute Jolfred Fragonara, qui a participé à l’aventure. C’est la CGT qui l’a fait. On est allé voir le maire. A Cluses par ex, le bureau était dans les combles. On travaillait souvent une bonne partie de la nuit. On ne comptait pas nos heures.

Il y a eu tout de suite beaucoup de résistances, ceux qui voulaient garder leur propre régime, les médecins libéraux, les patrons évidemment. Et pourtant tout a été fait en 6 mois, c’est magistral. Ce qui montre la grande capacité du monde ouvrier. Une réalité insupportable pour les patrons ! s’enthousiasme B. Friot

La sécurité sociale a transformé la société : L’espérance de vie qui était de 45 ans en 1900 est passée à 70 ans en 1960. La mortalité infantile est passée de 108/1000 en 1945 à 35/1000 en 1954.

Dans les décennies suivantes les prestations de la Sécu montent en charge régulièrement pour répondre aux demandes des Français et les cotisations augmentent jusqu’en 1967. Puis l’entreprise de démolition commence, malgré l’opposition populaire.

Elle est symbolisée dans le film par la maison même de Croizat que sa fille nous montre. Elle est en ruines, le toit complètement affaissé, mais il n’y a pas d’argent pour la réparer. C’est que Croizat n’a pas fait fortune. Son salaire était versé au parti qui ne lui reversait que l’équivalent d’un salaire d’ouvrier spécialisé.

D’ailleurs, Ambroise Croizat a disparu des radars. Dans le film on voit Jolfred Fragonara visiter une exposition qu’une école a montée sur la Sécurité sociale et s’étonner que croizat n’y soit nulle part mentionné. Pourquoi ? demande-t-il à la jeune hôtesse qui ne sait quoi lui répondre.

Pendant mes études sur la Sécurité sociale, témoigne Bernard Friot, je n’ai jamais entendu le nom d’Ambroise Croizat. C’est un révisionnisme qui nie l’histoire ouvrière. Croizat était secrétaire de la Fédération des Métaux de la CGT et il est mort d’épuisement à 50 ans et il a eu un enterrement à la Victor Hugo. Le peuple lui, ne l’a pas oublié.

Ce n’est pas une métaphore. Croizat a vraiment donné sa vie pour la Sécurité sociale. Sur sa tombe, il est inscrit deux phrases de son dernier discours à l’assemblée nationale en octobre 1950 :

Jamais nous ne tolèrerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale,

Nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès.

S’il n’était pas mort d’épuisement, il serait mort de désespoir, car à partir des années 1970, la dimension politique de la Sécurité sociale est marginalisée, puis oubliée, et il n’est plus question que de chiffres, nous explique Colette Bec. On ne débat plus de la place de la Sécu dans la société mais dans l’économie. C’est le début de la prise de pouvoir de l’économie sur la politique. Qui parle du sens de la retraite dans une société ouverte, mondialisée, totalement à l’opposé de la société de 45 ? Personne !

Depuis l’avènement du néolibéralisme, en 1980, l’individualisme prime sur le collectif. Rien ne doit échapper à la loi du marché, sous prétexte d’efficience et d’économie.

Pourtant il est clair que ça ne marche pas, s'insurge Frédéric Pierru. Il suffit de comparer avec le système de santé américain : inégalitaire, inefficace. Le débat sur le trou de la Sécu occulte le vrai débat qui est le niveau de socialisation des risques que nous voulons. Où place-t-on le curseur entre la responsabilité individuelle ou collective ? Le but est de le déplacer vers la responsabilité individuelle. On prépare les esprits à une privatisation rampante des risques sociaux.

Le patronat et les pouvoirs publics reviennent en force avec les mêmes arguments qu’à la fin du 19ième siècle, arguments réactionnaires qu’ils font passer pour nouveaux, modernes, et ils réussissent à ringardiser l’avancée la plus progressiste dont nous ayons jamais été capables.

La bonne nouvelle, nous dit pour finir Bernard Friot, c’est que nous avons un tremplin. Lui n’avait que les assurances sociales de 1930. Il n’avait pas les conventions collectives, il n’avait pas le CDI… Nous, nous avons bien plus de tremplins que lui, grâce à lui et à tout ce mouvement-là, qui n’attendent que notre détermination politique et notre enthousiasme collectif.

Conclusion

Le film montre bien ce que lui doit la société française actuelle mais j’aurais aimé que la fin du film insiste davantage sur le potentiel d’avenir que recèle la sécurité sociale. Au lieu que le film finisse sur une note nostalgique, il aurait pu finir sur l’espoir de voir, grâce à Croizat, naître une société sans employeurs, sans prêteurs et sans actionnaires. Une société débarrassée du capitalisme, la société que certainement il appelait de ses vœux. Le fait qu’il n’ait peut-être pas eu conscience du potentiel révolutionnaire de la Cotisation sociale, ne l’empêche pas de l’être, révolutionnaire. La meilleure façon de lui rendre hommage c’est de poursuivre son œuvre.

Quoiqu’il en soit, c’est un beau film sur les luttes ouvrières et les sacrifices qu’elles ont exigé, avec des documents originaux très émouvants. C’est l’histoire palpitante d’une aventure extraordinaire et dangereuse, d’une conquête sociale sans précédent. C’est le récit d’une œuvre collective inspirée, enthousiaste, au service du bien commun, le fruit d’années de souffrances et de luttes. Croizat et ses camarades ont, au prix de leur vie, remporté une victoire phénoménale sur le capitalisme. Cela ne leur sera sans doute jamais pardonné.

Dominique, 15 décembre 2015


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