
La journée de travail commence la veille : petit mail de rappel aux sept membres de RS idf qui se sont engagés dans l’aventure ; quelques courses pour compléter ce que chacun apportera pour le déjeuner ; un peu de ménage ; et tout est prêt pour recevoir les gesticulants en herbe à 10H, ce 11 novembre.
Il n’est pas facile de trouver une date qui convienne à tout le monde, surtout que Philippe est prof de batterie et qu’il donne des cours particuliers le soir et le samedi toute la journée. Il ne reste que les dimanches et les jours fériés pour se réunir.
A 10H moins le quart, Dominique reçoit le texto habituel de Paul : « Excuse-moi, j’aurai une demi-heure de retard ! » De toutes façons, on ne commencera pas avant 10H30 se dit-elle en le lisant. Cyrille arrive les bras chargés de viennoiseries et au fur et à mesure de leur arrivée, les camarades se versent un café et choisissent qui un croissant, qui un pain au chocolat, qui une brioche…
Puis on se met au travail.
- Moi, je n’ai rien préparé ! annonce Pierre sur la défensive.
- Moi, non plus dit Cyrille pour le réconforter.
On en est à préparer le « cube ». Au cours des réunions précédentes on a travaillé sur la « grande histoire » et la « petite histoire » avec Thierry qui est formateur à l’Ardeur, la nouvelle association de Franck Lepage, dont Bernard Friot est d’ailleurs président.
La création d’une conférence gesticulée suit un processus rigoureux, mis au point par Franck Lepage, qui s’étend normalement sur une semaine en interne dans les locaux de l’Ardeur, en Bretagne. Mais comme nous étions 8 ou 9 gesticulants potentiels, nous avons facilement obtenu l’accord du CA de Reseau-Salariat pour faire venir de Bretagne un formateur, plutôt que de nous déplacer à 8 ou 9. Cela revient beaucoup moins cher à l’association qu’une formation en interne. Travailler sur la petite et la grande histoire, consiste à répertorier, pour chacun de nous, un événement historique national ou international, et un événement de notre histoire personnelle. Et comme on a choisi le travail comme thème de notre conférence on a ajouté une colonne travail. Dominique, par ex, a cité, comme événement historique, l’attaque d’Israël contre Gaza autour de Noël 2009 et, comme événement personnel marquant, la traversée de l’Atlantique en voilier qu’elle a faite avec son mari et ses enfants de 6 et 8 ans en 1976, lors de leur voyage d’un an au long cours ; et dans la colonne travail, en face de l’année 1978, elle a écrit : passage du public au privé. Fabienne a choisi comme événement central de sa petite histoire, son expulsion du sein familial en 1983, et de la grande histoire, l’élection de François Mitterrand et l’arrivée de Jack Lang comme ministre de la culture ; et dans la colonne travail, elle a mis en face de 1987 : trois ans comédienne malgré moi + Pizza top. Et ainsi de suite pour chacun d’entre nous. Le but de la démarche est de relier notre expérience personnelle à la vie sociale et politique. Car une conférence gesticulée est un mélange de savoir froid (théorie) et savoir chaud (expérience vécue).
Et le cube alors, c’est quoi ? C’est plus difficile à expliquer… Je vais chercher l’Ardeur à la rescousse : « Le « Cube » ou les facettes du problème : L’image du cube est celle d’un objet dont on ne peut jamais voir que trois faces mais qui en possède six. C’est une métaphore empruntée à la technique de l’entrainement mental développée après guerre par l’association « Peuple et culture » de Joffre Dumazedier. Il s’agissait de réapprendre à penser les problèmes dans leur complexité en enrichissant la problématique de départ. La consigne du « cube » pourrait se résumer ainsi : quelles sont toutes les autres facettes de votre problématique/sujet ? »
Dominique se lance. Elle a préparé ce matin, une intervention de 5-6 minutes :
- Moi, je suis retraitée, j’ai un salaire à vie et donc je peux me permettre de choisir mes activités. Je travaille beaucoup, mais où je veux, quand je veux, et avec qui je veux, tout en respectant bien sûr, mes engagements et les autres personnes… En gros, si on me traite mal ou que je m’ennuie, je m’en vais ! Mais à vrai dire, j’ai eu de la chance toute ma vie : même quand j’étais dans l’emploi, je n’avais pas de problème. J’avais des jobs intéressants et comme il n’y avait pas de chômage, il n’y avait pas tellement de pression. Mes enfants, par contre, je les vois souffrir sous le poids des cadences, des horaires, des restrictions de personnel, du chantage à l’emploi, et je vois aussi souffrir mes petits-enfants privés de leurs parents… A ce propos, j’ai vu le film C’est quoi ce travail ? et… Dominique raconte le film et ce qu’elle en a pensé, puis elle retourne à sa place et attend le verdict.
- Il vaut mieux ne pas raconter le film, dit Laura, ton expérience personnelle est beaucoup plus vivante…
- C’est vraiment énervant cette façon de dire qu’avant c’était mieux ! s’emporte Pierre
- Et que la fonction publique c’est le paradis ! s’insurge Cyrille
- On ne peut pas dire que tu fasses dans la nuance… conclut Paul.
- OK, OK, s’écrie Dominique, n’en jetez plus, j’ai compris, je supprime le topo sur le film, je gomme l’opposition avant/maintenant et l’opposition fonction publique/privé… pas de problème ! A toi, Pierre!
- Ah non, moi je ne suis pas prêt… je n’ai pas eu le temps… Mais je sais ce que je vais dire…je vais parler de l’étymologie des mots travail et salaire…
- TB, alors fais-le nous, demande Laura
- Non, je ne peux pas, je ne suis pas prêt…
- Ah, ah, critiquer les autres, c’est facile, mais se jeter à l’eau, c’est autre chose ! se venge Dominique. Arrête de faire ta chochote et vas-y !
Pierre se lance enfin, mais vite il s‘arrête et se remet à expliquer ce qu’il va faire, sans le faire… On n’insiste pas et on passe au suivant… C’est Paul qui s’y colle. Il nous fait une revue longue et détaillée du livre de Karl Polanyi, La grande transformation.
- Non ! dit Laura, en secouant énergiquement la tête
- Si, dit Paul soutenu par Pierre. Remonter au 17è siècle pour montrer que les mêmes causes ont les mêmes effets, c’est tout à fait approprié. La discussion entre les pour et les contre s’éternise…
- Tu viens de lire un livre, et c’est normal que tu aies envie de le raconter. C’est comme moi avec mon film ! intervient Dominique.
- Exactement ! dit Laura qui est aussi succincte aujourd’hui qu’elle était prolixe la fois dernière.
A la difficulté de construire une conférence gesticulée, nous avons ajouté celle de la faire en quelque sorte en double pour pouvoir la produire même si un, deux ou trois personnes manquent à l’appel. Il nous faut donc deux introductions, deux retraités, deux gesticulants capables de présenter l’histoire des luttes sociales, deux personnes qui puissent expliquer la différence entre travail et emploi. Il faut aussi faire participer le public, introduire des espaces de respiration, des gags. Il faut qu’il y ait un fil rouge qui relie ensemble toutes les facettes du cube et comme nous avons la chance d’avoir parmi nous une marionnettiste, Fabienne, c’est elle qui en est chargée, mais si elle n’est pas là, il faudra trouver autre chose. Et la conclusion, elle échoie pour le moment à Philippe, notre batteur.
Lorsque le soir arrive, les essais avortés, les chamailleries, les digressions, les hors-sujets, les monologues interminables supportés avec plus ou moins de patience, les discussions oiseuses ou passionnées, les blagues, et la bonne bouffe, ont produit, comme par miracle, une ébauche de colonne vertébrale que Laura déroule sous nos yeux ébahis. Il faut dire qu’elle a un sacré talent pour synthétiser, recentrer, tirer la quintessence, et mettre du sens dans tout ce fouillis.
- Ah bravo, s’écrie Dominique, maintenant on a un canevas,
- Mais pas du tout, proteste Paul, on n’est pas du tout forcé de faire comme ça… Et tout le monde recommence à se disputer en parlant tous à la fois. Mais Dominique s’en fiche. Elle a ce qu’elle veut, une trame, un canevas, un squelette qui servira de base à la prochaine séance de travail. On se quitte, heureux. On a bien travaillé et on a renforcé nos liens d’amitié. Car la vraie amitié se reconnait au fait qu’on se supporte les uns les autres avec nos idiosyncrasies respectives, qu’on reconnait l’apport original de chacun à l’œuvre commune, et que les discussions et les chamailleries n’entament pas la relation, bien au contraire.
Dominique, 13 novembre 2015