Comment expliquer que le système économique se présentant comme le plus efficace, le capitalisme, en soit venu à créer tant d’emplois inutiles, les bullshit jobs ? Une lecture comparée d’Alain Supiot [1] et de David Graeber [2] explique ce phénomène par la bureaucratie, aujourd’hui dominée par la gouvernance par les nombres. Celle-ci a envahi aussi bien nos institutions publiques et privées que nos esprits.
Pour faire disparaître les bullshit jobs, il faut d’abord comprendre d’où ils viennent. Leur regretté concepteur David Graeber, anthropologue américain, avait posé cette question dès son premier article [3]. Il y interrogeait la prédiction de John Maynard Keynes [4] selon laquelle, à notre époque, les progrès du capitalisme nous permettraient de ne plus travailler que 15h par semaine. L’histoire n’ayant pas pris cette voie, David Graeber cherchait à comprendre pourquoi. Il constatait alors que nous sommes aujourd’hui nombreux à nous retrouver « dans la même situation que les anciens travailleurs soviétiques, à travailler 40 ou 50h par semaine théoriquement, mais plutôt seulement 15 heures dans les faits comme l’avait prédit Keynes, étant donné que le reste de [notre] temps est passé à organiser ou à participer à des séminaires de motivation, à mettre à jour [notre] profil Facebook ou à télécharger des séries ». C’est en effet le quotidien inavouable de millions de travailleurs exerçant des bullshit jobs. Graeber suggérait ainsi que le capitalisme n’est pas un système aussi efficace qu’il le prétend et qu’il a eu besoin de ce genre d’aberration – à savoir créer des postes inutiles – pour se maintenir.
TAYLOR : L’OUVRIER N’EST PAS LÀ POUR PENSER
Cette anomalie du monde du travail prend racine dans l’organisation moderne de celui-ci. Elle commence avec Frederick Taylor au début du XXe siècle, lors de la deuxième révolution industrielle, qui a vu le développement de l’électricité, du téléphone et du moteur thermique. Dans sa conceptualisation d’une organisation dite scientifique du travail, Taylor cherche à utiliser une division rationnelle de la production afin d’en accroître le rendement. Selon lui, il faut diviser le travail en tâches simples et répétitives afin que celui qui l’exécute n’ait plus rien à penser, d’autres étant payés pour penser à sa place. Les ouvriers sont abrutis par la vitesse de la chaîne de montage. L’industrie du cinéma, qui apparaît à la même époque, en a donné des images saisissantes : les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou Metropolis de Fritz Lang représentent des ouvriers à l’usine réduits à l’état d’engrenages de la machine, c’est-à-dire de machines eux-mêmes.
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